De mes mémoires à mon mémoire.
Sommaire
I. Cadre de travail
- 1. Qu'est ce que l'écologie humaine et en quoi ma problématique s'inscrit-elle au sein de ma discipline?
- 2. Pourquoi ai-je décidé de suivre ce DU?
II. Rôle de l'état d'artiste et de la chanson dans les mécanismes de défense mis en oeuvre dans le psychisme.
- 1. Ma problématique au regard de l'actualité.
- 2. Ma problématique au regard du passé, les indésirables.
- 3. Qu'est ce qui émerge et comment?
- 4. Des fragments de ma mémoire à la construction de mon mémoire.
- 5. Place de la chanson dans le processus de résilience.
III. Qui suis-je?
- 1. La chanson et moi.
- 2. Entre artiste et mère.
- 3. Un tournant dans ma vie.
- 4. Femme.
- 5. Mes étapes.
IV. De mon mémoire à mon spectacle, étapes et sources d'inspiration.
- 1. Grasse, le parfum, l’odeur…
- 2. De Hendaye à New York.
- 3. Vies de femmes.
- 4. Les débuts du projet.
- 5. La résistance.
- 6. Portraits de résistants d’aujourd’hui.
- 7. Gardons la mémoire .
V. En quoi ai-je répondu à mes questions de départ en écologie humaine?
- 1. Ma spécialité, la psychologie, au sein de l'écologie humaine.
- 2. Un modèle écologique du développement humain.
- 3. La chanson est-elle un outil d’analyse dans le processus de résilience?
- 4. Présentation du modèle qui nous servira de cadre d’analyse.
V. Conclusion.
I. Cadre de travail :
Je réalise ce travail dans le cadre d’un mémoire finalisant un D.U. en écologie humaine suivi à la faculté de Pau sous la direction de Claire Venzal.
1. Qu’est-ce que l’écologie humaine et en quoi ma problématique s’inscrit-elle au sein de cette discipline ?
a. Définition :
L’écologie humaine est l’étude de l’homme dans son oïkos, c’est à dire dans sa maison, par une méthode transdisciplinaire. La résolution de diverses problématiques se fera à travers la confrontation de ces diverses disciplines entre elles et par rapport à une réalité définie pour faire ressortir des points d’accord et des similitudes et faire émerger une solution supérieure à la somme des parties. Il s’agit de traverser ces différentes disciplines.
b. Ma problématique :
Du rôle de la chanson en situation de crise (en grec ancien, le mot crise désigne un moment où l’on découvre ce qui était caché) d’un point de vue psychologique, psychanalytique et sociologique, s’agissant plus particulièrement de la résolution de problèmes relatifs aux conséquences de la honte, quelle que soit sa source et émergeant ou se découvrant dans cette phase de transition.
c. Intérêt du point de vue de l’écologie humaine :
Bronfennbrenner fut le premier à proposer un modèle psychologique écologique du développement humain d’un point de vue systémique. Nous verrons que ce processus est ponctué de périodes de crises modélisées par Erikson, plus ou moins significatives, compromettant parfois le développement harmonieux d’un individu comme d’une société.
2. Pourquoi ai-je décidé de suivre ce D.U ?
a. Présentation :
Auteure, interprète, chanteuse, j’ai fait mes armes chez Monsieur Roland Berger, ex directeur artistique de l’Olympia. Autant dire que tout le "gratin" du spectacle est passé sous le couperet du jugement acéré de ce grand maître, metteur en scène, conseiller autant dans le milieu politique, dans les grandes écoles de commerce que dans le cinéma, le théâtre et le show-business. Il se qualifiait lui-même de «phonologue». Ce personnage haut en couleurs mais très rigoureux ne pouvait que marquer une carrière d’acteur ou de chanteur, à vie. Simultanément, j’intégrais l’école des hautes études en sciences sociales pour une recherche en psychosociologie sur l’impact des formes architecturales dans les organisations psychiques et sociales, tout en travaillant au journal national d’FR3.
J’ai donc été à l’école du spectacle, j'ai appris le métier de journaliste sur le tas et appréhendé la méthodologie scientifique à l’EHESS, après avoir suivi une année en hypokhâgnes, et fait un détour par l’hôpital de la Salpêtrière en psychomotricité pour l’aspect sportif de ces études. Mon année d'études en hypokhâgnes m'a permis d'acquérir une méthode de travail intellectuel et de ne jamais oublier que la "culture est ce qui reste quand on a tout oublié". En psychomotricité, j'ai intégré l'importance du schéma corporel indélébile, du rapport au corps et de la place primordiale de la perception du temps, de l'espace et de notre environnement, précédant l'analyse intellectuelle puis la conceptualisation et l'abstraction et enfin la communication de l'information.
En tant que psychologue, j’ai également travaillé dans le marketing / communication / publicité chez Monsieur Jean-Louis Croquet au sein de la société MOTIV’ACTION. J’ai gardé, bien intégré en moi tout ce que j’ai pu apprendre durant ces quelques années, tout s’imbriquant comme dans un puzzle, pour constituer une trame puis une vue d'ensemble relativement cohérente mais évolutive car non bouclée. Cette possibilité d'ouverture m'a toujours permis de me repositionner puisque la remise en question à travers la recherche est l'essence même de l'esprit qui imprègne cette trame puis ce tapis tissé autour qu'est cette vue d'ensemble.
b. Posture de départ :
J’étais dans une période de repositionnement individuel et de réflexion par rapport à un monde en pleine révolution ou évolution. J’avais besoin de "faire le point" en analysant les "choses" d’un point de vue global, avec l’aide de diverses grilles de lecture (biologie, géographie, physique, sociologie, anthropologie) et de redéfinir mes postures et mes positions grâce à une synthèse. Autrement dit, j'avais besoin d'une nouvelle vision holistique de mon environnement pour y retrouver une place, après un long moment passé "dans la marge", à vivre, mais aussi à observer la "non-marge" ou la norme, tout en faisant des allers retours entre ces deux aires. La découverte, lors d'une visite à la faculté de Pau d'un "certificat international en écologie humaine" m’a interpellée. Je me suis renseigné sur le contenu de cette formation proposée. Dans un premier temps, j’ai pensé trouver dans ce cadre la possibilité de parvenir à l’aboutissement d’un travail débuté il y a plusieurs années au sein de l’E.H.E.S.S, concernant l’impact de l’architecture, plus particulièrement de certaines formes dans la structure, sur l’organisation psychique et son inscription au sein du développement socio-culturel des individus.
c. Ce qui se passe en fait :
La configuration des cours, la façon de procéder des intervenants me conduit dans un voyage, une exploration plus que dans des cours magistraux. Ceci m’amène à ne rien attendre et à voir ce qui se passe en moi en premier lieu. Effectivement, je réfléchis, j’analyse autant mon rapport à mon corps, que celui que j’entretiens avec ma profession ou mes activités. J’analyse différemment mon environnement tant mon lieu d’habitation que je réorganise, que mon environnement géographique, social, culturel, architectural. "Ces deux années peuvent même être thérapeutiques", stipule le texte de présentation de la discipline. J'atteste ici qu'effectivement, en ce qui me concerne, ce fut bien le cas.
En tant que spécialiste en psychologie, j’avoue avoir été très sceptique au départ, et pourtant, je dois bien avouer qu’il n’y avait aucune présomption dans cette proposition. L’aspect thérapeutique de ces deux années m’a conduite à remettre en cause des projets passés et finalement inadéquats et inconséquents par rapport à ce que je découvrais du point de vue de mes points faibles ainsi que des compensations qui en résultaient et des mauvais choix de réflexion qui en découlaient, alors que je n’avais porté que très peu d’intérêt à ce qui m’avait toujours permis d’avoir un impact positif sur mon environnement et ma santé en général.
Je m’accrochais au socialement correct pour n’accorder que très peu d’intérêt à ce qui avait formé mon caractère à savoir : chanter. Chanter, je n’ai jamais pu m’en passer sous peine de tomber malade et d’avoir des relations faussées et difficiles avec mon entourage. Bien qu’ayant travaillé mon art avec des personnes très réputées et conséquentes, je ne pouvais pourtant m’empêcher quelque part d’avoir honte et d’associer cette profession possible à ce que je considérais comme vulgaire voire honteux.
d. Pourquoi la chanson?
C’est en pensant à mon histoire, en analysant les lignes de force de mon récit de vie, en réfléchissant à ce que je voulais dire, à qui comment et pourquoi, que j'ai compris qu’en fait, en dehors de son aspect distractif, hypnotique voire dangereux, la chanson contenait des messages efficaces pouvant influencer même des prises de décisions politiques, telles celles concernant la lutte contre les injustices, la défense des opprimés. En ce sens, elle fait de l’artiste interprète un avocat, un journaliste. Bien sûr, je connaissais déjà l'impact de Bob Dylan et de J.Baez sur les luttes contre la guerre du Vietnam, bien sûr, j'avais chanté Yves Montand et Mouloudji ou Boris Vian, mais je n'avais jamais réalisé qu'à travers mon métier de chanteuse, je pratiquais aussi toutes les professions que j'avais hésité à épouser, sans certains de leurs aspects qui sont pour moi lourds et sans intérêt.
Quand elle intervient dans le soulagement des douleurs car elle met des mots simples qu'elle distille et calque sur les souffrances les pires, la chanson permet à l’artiste de devenir médecin, psychologue, soignant. Quand elle nous conduit en voyage, dans l’exploration du monde, l’artiste interprète se fait reporter, anthropologue, sociologue. Enfin, le travail sur les émotions oblige le chanteur au travail d’acteur, en ce sens qu'il communique ces dernières, et "agit" l'inconscient, qu'il focalise avec le conscient individuel et social. La chanson nous ramène à notre corps, à la terre, à l'organique aussi. L'acte même de chanter met en jeu une chaîne musculaire d'à peu près trois cent muscles, il exerce également un massage sur la thyroïde, chef d'orchestre de notre système hormonal, ce sujet a été l'objet de beaucoup de publications scientifiques. A travers la chanson, je pouvais donc aborder toutes les professions qui me faisaient rêver. Pour créer une chanson puis construire un album, il me semblait utile d’adopter la posture et l’état d’esprit requis par ces différentes professions puis de prendre de la distance pour entrer dans cet état de grâce que permettent la musique et l’art : entrer dans ce temps et cet espace où les choses deviennent automatiques et conduisent à l'apparition de conditions qui permettent et caractérisent, par la cohérence qui s'en dégage, l’émergence d’un inédit qui capte l’air du temps, parfois d’une nouvelle ère, et devient dans toutes les aires, l’évidence même pour le plus grand nombre.
Je me suis rendue compte que dans toutes les situations de crise à travers lesquelles j’avais dû passer et particulièrement celle qui m’a amenée à suivre ce cursus en écologie humaine, la chanson m’avait permis de résister, de surmonter les situations difficiles. Dans ces moments là, j’ai souvent fui, mon appareil psychique étant sur le mode "fight or flight" : fuis ou combats, réaction normale en période de stress intense. Je me suis réfugiée dans des lieux sur lesquels j’ai projeté mon état du moment pour donner un sens à ce que je vivais. Ainsi, les Landes représentait pour moi le désert extérieur collé à mon exil interne. Là, au milieu de marécages dans lesquels mettre des limites et des repères relevait de l’exploit, au sein de cette vie d’errance, mais à travers laquelle j’avais rendez-vous avec moi-même, je me confrontais à mes illusions et à mes mirages jusqu’à comprendre l’enseignement de cet exil.
Partout cependant, la chanson et le fait de chanter m’ont permis de, non seulement trouver du courage dans les épreuves, mais également d’entrer en communication avec les populations autochtones. La chanson m’a servi de tremplin pour rebondir ou au contraire de lieu secret pour me ressourcer. Souvent, elle m’a revitalisée, donné des impulsions différentes selon les environnements et les écosystèmes dans lesquels j’évoluais et auxquels je devais m’adapter. Ces divers environnements pouvaient, selon leurs paysages mais aussi ce que j’y expérimentais, me ramener vers le passé rassurant ou non, et activer ma mémoire, ou au contraire me propulser vers l’espoir et l’avenir. D’autres lieux m’enfermaient dans le présent où vivre au jour le jour était ma seule possibilité, d’autres encore, alliaient des combinaisons de ces trois temps.
A chaque voyage, la démarche était différente : parfois je reprenais des chansons existantes, du passé ou actuelles, parfois, j’apprenais les chansons traditionnelles comme en Corse ou au Pays Basque. Ma création était toujours stimulée par l’écosystème au sein duquel je vivais.
A travers ce récit de vie, ce carnet de voyage, un compte rendu de mes interviews et de mes rencontres autour de la problématique du non-dit et de la honte (parfois transmise par une génération ayant subi l’humiliation : camps, esclavage…), puis un spectacle ; je propose une réflexion sur le rôle de la chanson dans la résilience et l’expression libératrice de cette honte erratique, mais également, je propose un modèle pouvant servir de base à titre individuel pour que chacun puisse s’en inspirer pour créer une nouvelle grille de lecture de sa vie.
II. Rôle de l’état d’artiste et de la chanson dans les mécanismes de défense mis en œuvre dans le psychisme.
1. Ma problématique au regard de l’actualité :
a. Du trouma au trauma :
a.1. Le trouma :
La crise sanitaire actuelle renvoie bon nombre d'entre nous dans notre trou maternel, "trouma" sécuritaire cher à Lacan qui n’accorde cependant pas à cette image la même signification que moi, mais qui je l’espère ne m’en voudrait pas de lui avoir piqué sa trouvaille… Ce trouma donc, nous nous y "lovons" instinctivement, face à une agression, à un ennemi d'autant plus dangereux qu'il est invisible, presqu'irréel et qu'il possède plusieurs noms, plusieurs visages, plusieurs "variants". Il est donc difficile à nommer et par conséquent à circonscrire. Le trauma consécutif à la rencontre avec la mort qui nous menace, nous conduit directement à une terreur psychique paralysante due au choc des mots, des images harcelantes, émanant des médias, seuls points de repère mis en place volontairement ou non, dans ce flou, quoi qu’il en soit, entretenu. Le virus peut nous sauter dessus n'importe où, à n'importe quel moment et n'importe quel porteur asymptomatique donc n'importe qui, devient un espion potentiel, tueur ou assassin masqué. C'est autre chose que d'avoir un révolver braqué sur la tempe ou une adversité claire et avérée. En outre, dites aux grands enfants que nous sommes de ne pas sauter une barrière parce que c'est interdit et vous avez toutes les chances d'en trouver un bon nombre pour relever le défi ; dites par contre, qu'il y a le loup ou un petit microbe qui risque de vous dévorer derrière le mur et tout le monde restera accroché dans sa niche. Nous aurons face à un danger potentiel, des attitudes différentes qui dépendront en grande partie de nos premiers moments de vie, d’une enfance dite "sécure" ou au contraire, anxieuse.
Les enfants sécurisés sont ceux qui, une fois rassurés par les soins maternels et encouragés par la parole du père - lequel, non seulement veut récupérer pour lui sa femme, mais également se sent investi de la mission d'aider son petit à partir explorer le monde, braveront leurs peurs de quitter le giron maternel pour apprendre, comprendre, agir. En tant qu'adulte, on appelle ce processus : "être capable de sortir de sa zone de confort". Certains d'entre nous, insuffisamment encouragés, restent longtemps, voire toute leur vie, en flottaison dans ce marasme mortifère que représente la fusion maternelle. Incapables de sortir de leur "trou". Attention, on peut être depuis ses dix huit ans à dix mille kilomètres de sa mère et avoir un fonctionnement psychique soumis à l’emprise maternelle. L’autonomie dont je parle ici n’a rien à voir avec l’autonomie apparente dont nous parle le discours sociétal. Il s’agit plutôt de la faculté à sortir des sentiers battus, à réfléchir et à prendre de la distance par rapport à un problème ou à un discours officiel, parfois illusoirement sécurisant, surtout quand il se greffe sur des peurs primitives. Il nous faut bien comprendre que la mère, dans la représentation qui en est faite à l'intérieur de l'appareil psychique, peut garder une emprise sur le fonctionnement de ce dernier, et ceci, quelle que soit la distance réelle mise entre l'enfant et ce féminin omnipotent. Autrement dit, l'enfant peut sembler avoir acquis une indépendance et une autonomie complètement illusoires.
Les débuts de la crise actuelle dans sa manifestation aigüe, ont mis en perspective plusieurs types de comportements : beaucoup, parmi les "sécures" se sont mis très vite à explorer à la recherche d’informations, soit contradictoires, soit confirmant le discours officiel, d’autres ont été plus loin, à l’affût de publications scientifiques pertinentes, d’autres encore ont élaboré à partir de diverses sources, des analyses sociologiques, historiques, géopolitiques... D’autres ont cherché des solutions pour augmenter leurs défenses physiques et psychiques, d’autres, ont joué, regardé des films, certains ont "flippé", se sont terrés, figés, ou au contraire paniqués, ont couru de tous les côtés y compris dans leurs recherches sur le net lors du confinement, d’autres encore, les passeurs, ont fait rire les autres ou chanté, cherchant le lien, aidant leurs congénères à traverser cette crise. Ces derniers naviguent souvent entre les deux états mais trouvent des solutions pour surmonter leurs angoisses, comprenant ainsi ceux qui sont des deux côtés de ce qui constitue trop souvent une barrière entre les individus. Enfin certains se sont soumis au discours et aux dictats officiels remplaçant la voix de "maman soignante". Et la liste des divers comportements est non exhaustive.
Quoiqu'il en soit, nous avons pratiquement tous senti notre enveloppe psychique, physique, sociale et culturelle voire économique, menacée. Rares sont ceux qui, néanmoins, ne se sont pas conformés, dans un premier temps, au confinement sécurisant qui représentait si bien le trou maternant dont nous parlions précédemment, profitant de ce moment de régression illustré par la profusion de photos de nous enfants, voire bébés, débarquant sur le net, suite a une initiative relevant peut-être de l’expérimentation sociologique.
a.2. Le trauma :
La peur provoquée par n'importe quelle onde de choc menaçant notre intégrité nous amène à régresser dans une sorte d'œdème psychique protecteur (un peu comme lors d'une blessure physique), à l'instar de la poche des eaux utérine. A ce moment-là, il y a comme un gel de la partie de nous qui demande à être protégée, le reste de la personnalité continuant de vivre certes mais privé d'une part remarquable d'énergie, cette dernière étant pompée pour la défense et la sécurisation de la part vulnérable.
Une fois le tsunami émotionnel passé, il faudra pourtant essayer de se relier à cette partie de soi qui, bloquée dans ce qui devient au fil du temps un étau, empêche d’agir ou du moins perturbe nos actions et nos réflexions, et qui doit renaître. Il faudra aller très doucement... Le trauma vient du fait que nous avons été confrontés à une situation surprenante, où les défenses disponibles n'ont pas été suffisantes pour endiguer l'afflux pulsionnel, qui souvent réactive des traumas antérieurs.
Une surcharge émotionnelle d’une grande intensité est survenue brutalement et sans préparation, dépassant nos capacités d’y faire face d’autant plus qu’elle remet en "branle" des parties faibles de notre personnalité refoulées. Le processus de refoulement et d'anesthésie de la part sidérée de notre psychisme nous a cependant permis de continuer d'avancer et de vivre malgré les blessures découlant des échecs, les chutes, les frustrations, les déceptions, des séparations et des ruptures, pour pouvoir s’inscrire en tant qu’ "adulte" dans la société.
Le virus et la narration qui en a été faite, nous a soumis à une entreprise de destruction de notre enveloppe psychique, par la rupture des liens permanents entretenus entre notre univers référentiel (le monde d'avant), et les faits psychiques dans leur actualité.
A cette période-là de vulnérabilité, les paroles qui pourront parfois être oubliées à un niveau conscient, infiltreront toute l'activité de la pensée et des actes, d’autant plus qu’elles s’inscriront, répétons-le, dans les traces d’un passé refoulé qui aujourd’hui va trouver une occasion de se projeter, de surgir dans le réel.
b. Le mal :
b.1. Réponses et réactions :
Les tortionnaires connaissent bien ce procédé qui consiste à mettre en condition leurs proies pour envahir leur appareil psychique. Face à de telles situations, certaines personnes bloquent leurs pensées, leur mémorisation et se trouvent dans une phase d'inhibition face à l'action. Elles n'ont par conséquent plus accès à leur individualité et à la structure que cette dernière exige. Coincées dans la confusion, ces "PERSONNES" devenues "personne", n'auront souvent pas d'autre choix que de s'identifier, en conséquence, à une culture gommant toute singularité. La société deviendra alors l'équivalent du trouma. Retrouver sa vraie personnalité passera par le fait de défusionner l'intériorité de l'extériorité, une fois le perturbateur et le trouble identifiés. "Ne plus agir son inconscient", sortir de la possession étouffante du trouma consistera à prendre du recul, de la distance et à trouver la juste tension qui poussera à l'action, à une poussée, à une percée, puis à nommer les choses, faute de quoi ce trou béant, dévorateur, aspirateur, se peuplera d'objets psychiques monstrueux et effrayants, indéfinis. Ce recul qui permettra de "dé fusionner" l'inconscient du conscient permettra de ne pas "agir", mettre en acte cette part inconsciente, de ne pas s'y identifier. Ainsi, on ne s'identifiera pas non plus à son symptôme, à ses plaisirs, à sa jouissance, à ses souffrances, on se laissera plutôt traverser par ces sensations étrangères mais atteignables par le langage et donc par la conscience. Ceci dit, une fois l'inconscient et le conscient séparés, il sera intéressant de focaliser les effets de la dynamique de ces deux instances en la projetant dans une réalité donnée où elle prendra un sens. Il s'agira de réduire la fracture trop importante qu'aura provoquée l'opération de séparation de ces deux instances qui doivent néanmoins rester reliées pour que l'appareil psychique puisse fonctionner. Sur scène, lors d'une performance, c'est exactement ce résultat qui est recherché. L'expression de l'inconscient brut aboutit au chaos, mais une conscience trop contrôlée et incapable d'accueillir les appels de l'inconscient induit le malaise, la tension et l'ennui voire l'angoisse.
b.2. La différenciation :
Quelqu'un a dit : "on ne vient pas à bout du Diable tant qu'il change son nom, il faut le nommer, le circonscrire, le contrer, s'y opposer, établir entre lui et vous une frontière claire, nette et précise". Si le "mal a dit", il s’agit de lui rétorquer notre propre intégrité, et ne pas, paniqué, fuir partout infiniment et n’importe comment, sans organisation, but, ou objectif. Cherchant à nous avaler, à nous dévorer, à fusionner avec nous, à nous fasciner pour nous entrainer dans la confusion, il veut nous empêcher d’avoir un lieu : une topique psychique forte et solide, un sanctuaire intérieur structuré, une place, notre place, sachant bien sûr, que durant une vie saine, cette place changera, tant dans les représentations internes que nous nous faisons de nous-mêmes, qu’à l’extérieur, et qu'il nous faudra nous adapter. Mais les fondations et les murs porteurs de notre architecture doivent rester solides. Le travail conceptuel de l’architecte Le Corbusier, par exemple, est représentatif de cette idée de la mobilité corps et de la fluidité du mouvement à l'intérieur d'une structure solide presque brute mais rassurante. Architecture adaptée aux périodes de crise et de transition durant lesquelles nous avons besoin de nous retrouver, de nous rassurer et d'avoir une certaine liberté de mouvement, malgré la contrainte intérieure que nous impose la situation extérieure.
Le mal fait d’autre part de nous des hyperactifs, alors qu'il nous faudrait le déloger de façon minutieuse et calme, à la manière du démineur, en le nommant et en identifiant la forme que ce perturbateur aliénant a inscrite et prise en nous. Oser le déloger permettra de sortir, puis de devenir soi-même, adulte. Pour cela, il est indispensable d'accepter et d'intégrer un degré significatif de contrainte.
b.3. Sortir :
Le monde extérieur deviendra petit à petit un terrain mettant en jeu la contrainte et la frustration constructive, terrain parfois dangereux certes, mais qu'il faut apprendre à connaître en vue de "co-naître", c'est à dire de naître "avec", un nouvel environnement qui nous est offert. Ce nouveau monde exempt de la fausse sécurité aliénante que nous proposait le mal, et ceci parfois même en vue d'une soi-disant paix sociale néanmoins étouffante et finalement harcelante (vient du mot herse : outil qui permettait de tailler les végétaux de manière à ce que tout soit de taille égale), nous permettra de nous confronter les uns les autres, de nous confronter à la réalité aussi, grâce à nos expériences et nos réflexions individuelles et collectives en vue de trouver des points d'accord, nous permettant de vivre ensemble, par l'éducation et le débat entre autre.
Il existe un moment mais aussi un espace transitionnel, un temps de crise entre cette sortie du trou et cette entrée dans la structure du réel. Comment gérer, appréhender ce temps ? Un objet culturel reposant, pourrait-il prétendre amortir l'impact du choc violent de la confrontation au réel que représente l'entrée dans la parole structurante ?
Une fois sorti de notre trou faussement sécurisant, nous transférons nos émotions sur un lieu que nous explorons, nous pouvons réfléchir à ce qui nous fait peur, changer d'angle de vue ... Tel l’enfant qui apprend à marcher et qui tombe, tel l’enfant maladroit qui ne réussit pas à agir comme il le voudrait, nous nous confronterons à nos peurs, nos hontes, nos manques et à la frustration, à notre problème et à la montagne qu'il représente. Et, bien sûr, nous crierons à cette montagne qu'elle est méchante, alors, l'écho nous répondra : "Chante, chante".
A ce moment-là, nous ne serons plus une voix quelconque et sans écho coincée dans cette voie de passage obligatoire qu'est le trouma. En chantant, nous transiterons vers le monde structuré / structurant, ce nouveau monde, à la rencontre de l'Autre en soi, au-dessus de soi, près de soi, loin de soi. Et nous aurons fait de notre vieille impasse un tremplin, qui plus tard servira peut-être l'intérêt général.
c. La chanson :
La chanson permettra à l'enfant, plein de peur dans son courage, de traverser le couloir sombre qui sépare les toilettes de sa chambre au beau milieu de la nuit, et l'aidera à braver bien des situations compliquées. Les chansons nous permettent de passer des phases difficiles en douceur. Nous avons pu appréhender ce phénomène lors du premier confinement, au travers des créations de groupes et des "posts" sur le net des gens qui se sont mis à chanter de tous côtés, à réagir dans l'urgence, donnant ainsi un sens à l'événement, traduisant et circonscrivant le ressenti individuel et populaire.
Là se pose la question de la responsabilité de l'artiste interprète, faiseur de mots en situation de crise. Qu'est-ce qu'une chanson face à la peur, à l'angoisse ou à la honte ? Quel message caché contient celle qui nous permet de "dire encore" quand il n'y a plus rien à dire, de braver et de duper celui qui nous bâillonne, de changer des lois, de faire honte parfois et d'emporter la nôtre souvent aussi. La chanson serait-elle un tranquillisant culturel ? La chanson peut-elle permettre l'intégration psychique et sociale d'un traumatisme ? Peut-elle remplir le rôle d'une sorte de tissu conjonctif permettant la fluidité dans la communication entre les divers organes constituant un corps social ? Il est possible d’appréhender ce phénomène à la fois organique, biologique, social et culturel, voire économique, à travers la place primordiale que la ritournelle et le chant ont pu tenir dans des situations extrêmes : "Souffre mais chante " disait le père de Pierre, interné en un camp de travail, dans lequel il avait monté son propre orchestre (références internet : https://www.youtube.com, Torapamapo, 3 - 39/45, https://www.youtube.com/watch?v=zh3cYkXYZgc&t=12s ; https://www.youtube.com, Torapamapo, 5 La chanson, la musique, l'art dans l'enfermement, https://www.youtube.com/watch?v=yfAu7jLYfkg) : "Le nom de l'orchestre de mon père, c'était comme un pied de nez au bourreau ... Vous nous en faites baver, mais on jouera quand même!" Nous dit Pierre en parlant de l'état d'esprit de son père face à ses tortionnaires. Quand aux femmes indésirables, avec humour, elles avaient nommé leur formation au cabaret du camp de Gurs : les camping girls. Ce cabaret, on le sait a influencé favorablement non seulement les relations entre les internées mais aussi leur rapport avec leurs gardiennes voire avec les habitants des alentours qui finirent par être invités aux représentations données au camp. Dans un cadre plus global, il va de soi que des artistes comme Mikis Théodorakis, Mercédès Sosa, Bob Dylan, John Baez, Mouloudji, Jean Ferrat et combien d'autres ont influencé leur époque du point de vue politique, social...
2. Ma problématique au regard du passé, les indésirables :
a. Garder l’élégance sous la pression :
"Tu as faim ? Chante ! Chante si tu as mal... Si tu as peur... Tant pis... Chante avec moi Eva " disait Lise. "C'est ma Mère qui me disait ça : "Et même quand tu as tout le temps peur que ton amoureux en ait rencontré une autre … Chante et chante encore…alors chante avec moi Eva et ne laisse pas quelqu'un t'obliger à respirer un autre air que le tien."" (cf. DUCRET D., Les indésirables, Mayenne, Flammarion, 2017). Eva et Lise faisaient partie de ces femmes indésirables venues en toute confiance se réfugier sur le "sein protecteur" de la France, fuyant le nazisme. La France fut pour elles une mère adoptive d'abord puis traîtresse. Envoyées et convoyées du jour au lendemain, les petites naïves, comme tant d’autres ne pouvaient pas imaginer, anticiper, se représenter ce qui les attendait, en roulant tout droit vers les camps d'internement, ici celui de Gurs, dans le Béarn. Hannah Arendt savait... Elle avait compris, elle ne s'y laissera pas abattre, encourageant les autres à s'occuper d'elles plus que jamais. Ne pas s'assoir, ne pas baisser les bras. Ne plus rien désirer sauf le désir de vivre. Ne pas céder à la laideur qui entoure. "Soignez votre apparence !" clamait-elle. "Il faut avoir l'audace d'être belle quand on veut te supprimer. "
Un jour, une des actrices prisonnières s'est souvenue que, dans un livre traitant de l'Orient, trônant dans la bibliothèque de son père, au Japon, quand une poterie est cassée, plutôt que de masquer l'endroit de la brisure, on la répare, on la recolle avec une laque saupoudrée d'or pour mettre cette fêlure en beauté. La poterie porte alors le signe de son histoire. Plus elle a de fêlures, plus elle est appréciée parce que l'or la traverse comme un fleuve riche et abondant. C'est un art qui s'appelle le kintsugi. Et la chanson pourrait bien être cette poudre d’or qui colmate les failles. La voix qui la porte s’imprègne de nos humeurs, de nos joies, de nos souffrances ; c’est l’instrument qui permet de sculpter notre âme, à la manière d’un orfèvre et d’emplir de cette poudre d’or lumineuse les failles et les fêlures qui la parcourent.
b. Fenêtre vers le futur :
La chanson ne s’est laissée enfermer ni dans les camps ni dans les champs de coton durant la période de l’esclavagisme, où à travers le blues elle permettait de s’exprimer et de faire passer des messages, pas plus que dans les cités modernes ou les camps actuels. (ex : le chant et le spectacle au camp de Nahr al-Bared Abdallah. Ref. internet : Camp de Nahr al-Bared : rapper contre la misère de l'après guerre, https://www.youtube.com/watch?v=61macFunihU). Elle a bravé le temps et l’espace clos. Mais pourquoi nous faut-il en arriver à un tel degré de souffrance que représentent les situations de dénuement et de vulnérabilité, pour comprendre que, dans ces moments ultimes, et devant la défaite du confort, ce qui nous paraissait essentiel, le secondaire, l’inessentiel, prend toute la place, devenant pratiquement inéluctable, vital.
Dans ces conditions infâmes, dans la boue du camp d’internement béarnais, camp de la honte, ces filles, appelées "les indésirables" monteront donc un cabaret comme une solution, une résolution de la tension, qui leur permettra de changer, nous l'avons déjà dit, l’atmosphère dangereusement électrisée par les rapports tendus tant entre elles qu'avec leurs surveillant(e)s. Plus tard, des relations amoureuses se créeront même grâce à ce cabaret de fortune, entre les républicains espagnols qui les avaient précédées dans ce camp qu’ils avaient eux-mêmes construit, et ces nouvelles stars du spectacle que même les populations des alentours venaient applaudir, pensant d’ailleurs, paradoxe du métier, qu’elles ne pouvaient pas être malheureuses ou tristes puisqu’elles chantaient et riaient. Et c’était vrai, l’espace d’un temps, celui de la répétition, de la représentation et des applaudissements... Mais c’est surtout la motivation pour s’en sortir à travers la fenêtre qu’elle ouvrait sur le rêve que procurait la chanson, qui leur permettait de tenir. Répétons le, cette décision de monter un spectacle et le succès qui s’en suivit améliorèrent notablement les relations avec les gardiennes et les gardiens du camp. Le directeur du camp, le commandant Daverne brûlera les listes de nom des internées avant que les nazis arrivent sur les lieux. Le cabaret et sa bonne humeur y furent-ils pour quelque chose dans la prise de décision de cet homme par ailleurs connu auprès des services de renseignements français pour son intégrité et sa droiture. Certes, les réfugiés espagnols donnèrent un témoignage plus nuancé voire contraire. Il faut tout de même savoir que cet homme, sous le régime de Vichy s’était engagé dans l’ORA (l'organisation de résistance de l’armée) lors de l’invasion de la zone libre par les allemands.
c. Réactiver le passé, penser le présent et rêver l’avenir :
Dans leurs témoignages, les internées parlent souvent d’un peuple qui, devançant les juifs, intégreront un peu plus tard les lieux, arrivant sur des roulottes toujours en chantant : les Gitans.
"Tu sais Eva, le destin a une manière terrible de nous faire marcher le long de nos failles, comme sur des fils tendus entre ce que nous sommes et ce à quoi nous aspirons. Et nous allons comme des funambules aux bras tendus, pour garder l’équilibre. Les vainqueurs sont ceux qui ne regardent pas en bas, mais dirigent leurs pas vers la ligne d’horizon. Regarde les Gitans… Quand ils arrivent au camp, ils chantent". Paroles d’une des indésirables oubliées du camp de Gurs (cf. DUCRET D., Les indésirables, Mayenne, Flammarion, 2017).
Tous ces spectacles créés avec les moyens du bord, leur permettront de réactiver le passé primordial, de supporter le présent, et de rêver l'avenir mais de conjurer la honte et l'humiliation. Rêver de se produire "en vrai" à New-York... Elles... Peut-être… A coup sûr d'autres, parfois leur descendance, porteuse sûrement de leurs souffrances, réaliseront leur rêve.
d. Les indésirables instillent et distillent leur force dans ma vie :
d.1 L’histoire des autres, une exploration libératrice : impact de leur histoire sur mon avenir :
Jamais ces indésirables ne sauront à quel point leur histoire s'est gravée en moi pour me permettre de sortir de ma honte, de ma condition d'indésirable, moi aussi. A quel point elles me feront comprendre le sens de mon existence. Je savais maintenant pourquoi je chantais et pourquoi je choisissais de continuer. Ces indésirables, ces oubliées cachées comme dans une boîte à secret, la boîte noire de l'histoire, emplissaient une boîte de pandore, des coffres aux trésors à la chasse desquels je partirai. Explorant leurs vies à travers les écrits, les reportages, leurs descendants, mais aussi par extension les histoires de tous ceux et de toutes celles qui vivent des situations similaires de trahison, de marginalisation, d'enfermement psychique et physique, de honte, de peur, d'angoisse. Elles passaient dans ma tête, ma vie, mon cœur, du statut de victimes à celui d'héroïnes. Elles me permettaient enfin de ne plus avoir honte des rejets, des moqueries, du cynisme, dont je fus moi-même victime. Grâce à elles, j'osais enfin prendre le risque d'embarquer les gens concernés ou intéressés par des problématiques similaires aux miennes, dans mon intimité pour leur permettre de toucher la leur. Et puis finalement d’enfin oser chanter nos vies. La chanson serait mon compte rendu synthétique, efficace, précis et précisé, compte rendu à toutes les humiliations subies et à la honte qui en découlait.
d.2 Retrouver mon assurance : méditer pour enfin m'éditer :
Je n'étais plus la cigale "fofolle" dont on se moquait. D'ailleurs, j'ai toujours trouvé cette fable culpabilisante, ridicule... La fourmi a certes sa raison d'être, la cigale aussi. Si on me demandait de choisir, je choisirais plutôt d'être la cigale, défendue par les varois qui te menacent de prendre une "mandale" si tu t'y attaques (cf. chanson du groupe local Aïoli). La mesquine fourmi de la fable de La Fontaine ne m'attire pas particulièrement.
Enfin, mes chansons prenaient un sens tant au niveau individuel que collectif, devenaient essentielles pour vivre et témoigner. Vivre en explorant mon âme et celles des autres, chercher dans les marasmes, les marécages, les buissons d'épines, les montagnes, les campagnes, les déserts, les forêts et les villes, les ghettos et les camps internes qui constituent notre être intérieur, se laisser bousculer par les tempêtes, surfer les vagues ou se faire éjecter, braver à en cracher ses tripes, les scélérates meurtrières : tous les tsunamis émotionnels, tous ces terrains psychiques à parcourir, ces traversées du désert en solitaire et sous l'opprobre, la honte face aux regards réprobateurs internes comme externes. Tout ça valait la peine, oui. Parce que l'expérience n'est pas ce qui arrive à quelqu'un, mais bien ce qu'il en fait. Dé fusionner mon inconscient de mon conscient passera par mes voyages et leurs surprises que je mènerai sur ma pirogue. Celle-ci demande une navigation subtile et, quand on la prend à plusieurs, un esprit d'équipe indéfectible. Cette pirogue sera poussée par des notes de musique supportant les mots créant une atmosphère parfumée par la dynamique de nos émotions. Le tout se cristallisera dans un carnet de voyage imprimé dans le numérique, sur papier, puis sera mis en scène. Je signerai enfin parce qu'enfin je pourrai signer, et ma signature se terminera par un trait en hauteur représentant l'"à venir" car, comme Prévert, c'est l'endroit où j'ai décidé de vivre. Enfin m'éditer pour mieux m'éditer...
3. Qu’est ce qui émerge et comment?
a. De l’adversité à l’altérité:
Explorer, vivre avec ses blessures et ses écorchures. Rencontrer les autres avec leurs histoires qu'on écoute, qu'on retraduit, qu'on transforme, pour apaiser et panser, m'a permis de reconquérir une part importante de ma vie, de mes pensées et de me débarrasser de l'existence et des rôles réducteurs que d'autres voulaient me faire vivre, souvent pour satisfaire ce que j'appellerais leurs intérêts affectifs. Eux-mêmes étaient coincés dans leurs propres projections, leurs propres déjections aussi, se déployant dans la dynamique de la catharsis et du bouc émissaire, cher à R. Girard. Cette liberté d’oser prétendre faire exploser les déterminismes (Laborit, Bourdieu...) on le sait, elle se paie. Je me heurtais souvent à un entourage déterminant / déterministe et déterminé, réprobateur, se manifestant tour à tour dans des leçons de morale, du cynisme, voire des humiliations et même des attaques occultes qui me prenaient pour cible. Ces forces invisibles, viennent souvent de pensées cachées et parfois meurtrières. Il peut s’agir de celles des autres autant que de celles émanant de soi-même, invincibles, si on ne les débusque pas pour leur faire la peau. Ainsi, il m'a fallu descendre dans les sept cercles de l'enfer où on ne ne comprend pas toujours les ressorts d'une situation. On marche dans le noir, à l'instinct avant de commencer à comprendre et de passer de la position de défense, le dos au mur et dans le brouillard, à la contre-offensive, qui permet de briser à jamais une mécanique mise en place pour durer. Camille Claudel fut un personnage très important pour moi. Ses rapports avec sa mère et son frère ressemblaient singulièrement aux miens, de plus j'ai vécu des tourments amoureux similaires dans un contexte également similaire au sien. Vengeance tardive de cette femme, ses réflexions et ses écrits m'ont aidée à y comprendre quelque chose à ma vie et aux différents protagonistes qui y intervenaient. Camille disait qu'il y avait toujours quelque chose d'absent qui la tourmentait. Comme un silence harcelant. Mais que et qui masquait donc ce silence ?
Je cherchais comment ne pas subir le même destin que cette jeune artiste. Comment et pourquoi elle avait basculé malgré son analyse pertinente de la situation qui la submergeait? Pourquoi n’avait-elle pas réussi à sortir de cette émotion liée au trauma? Sans doute comme me l’ont appris les surfeurs, faut-il cesser de lutter contre un courant trop puissant qui épuise les ressources, rester humble, ne pas prétendre affronter cette machine infernale que la haine et le cynisme mettent en place en sourdine, mais plutôt se concentrer sur mes manques, mes failles, l’inconnu en moi, qui bien souvent botte en touche dans l’angle mort et faire confiance en me laissant porter par ce courant, tranquillement, jusqu’à retrouver une position plus confortable. Mais la vie est un navire que les autres essaient de torpiller...
b. Fissurer la boîte noire :
L'accès aux mots des maux. Camille Claudel représente cette part de moi-même à laquelle je n'avais pas accès...
Parfois, après un naufrage, il faut entrouvrir parfois fissurer la boîte noire d'où émergeront pêle-mêle, mots et maux peut-être, odeurs, musiques et remplir les plaies d'encre noire luisant comme de l'or, suivre les traces des blessures, s'engouffrer dans le sillage du manque et en faire le sujet de recherches, colmater les failles et refaire des cloisons étanches pour passer sur un passé dépassé. Passer du statut d'ordure à la statue d'or dur ou d’or pur, Melle Camille, celle que vous auriez pu sculpter avec tant de verve, de justesse et d’intelligence... Celle que vous auriez pu faire advenir, que vous auriez pu devenir, il s’en serait fallu de peu, un petit pas de côté sans doute, un peu de recul face aux calomnies et aux incompréhensions, un peu de confiance malgré l’hostilité parfois sournoise d’un entourage malveillant. Paul a bien essayé, du moins dans un premier temps (reconnaissons-lui cela), en vain... C’est que vous vouliez qu’on les reconnaisse, les actions sourdes et sournoises de celui que, paradoxalement, vous aimiez, et de son « clan ». Et pourtant Rodin ne disait-il pas qu’il vous avait montré où trouver de l’or, mais que l’or que vous trouviez était un or bien à vous? Quel mécanisme a bien pu empêcher que vous tiriez parti de la situation malgré la déception? Votre œuvre est biographique disait Paul. Vos personnages étaient comme enfermés dans un mouvement immobile, tellement vivants pourtant. Menacées comme dans la "vague" cette puissante force extérieure n’effraie cependant pas les petites baigneuses qui jouissent de l’instant présent. Dans le même ordre d'idées, la force pulsionnelle qui vous envahit ne vous déstabilise pas tant que vous pouvez l'exprimer dans votre art. Bloquées, isolées par un paravent qui semble ne pas gêner les causeuses, cherchent-elles un passage? Vous vous êtes bien servi de l’or que votre mentor vous avait permis de trouver pour sculpter la tête d’or de Paul Claudel. Mais aviez-vous accès aux mots qui emplissaient cette tête? L’écriture de tête d’or a permis au petit Paul de sortir de ce conflit entre la matérialité brute et le verbe. Ce petit frère était fasciné par vous et disait qu’il avait tout à fait votre tempérament quoiqu’un peu plus mou et que sans Dieu autrement dit, sans le verbe, son histoire aurait été semblable ou pire que celle qui ruina votre vie. Que s’est-il passé au sein de cette famille explosive? Trois artistes, la sculpture pour vous, la musique pour Louise et la poésie pour Paul : La musique permettra sans doute à Louise de voguer au-dessus des conflits, vous, vous aviez le soutien probablement trop inconditionnel d’un père qui vous défendra contre une mère dont probablement il avait oublié qu’elle était sa femme et que c’est donc elle qu’il aurait fallu protéger : s'il n'y a pas de "non" du père, la pulsion de l’enfant n’est pas freinée et toute frustration devient insupportable, obsédante faute de verbalisation contraignante et structurante, faute de parole. Camille fut victime du manque d´amour entre son père et sa mère, et la voilà propulsée en princesse à papa toute puissante. Elle le paiera cher.
Quant à moi, je remerciais cependant le ciel d'avoir échapper à cette liaison "père-fille", c'est bien ce qui me différenciait de Camille. Je fus en effet une enfant blessée et humiliée autant par mon père que par ma mère. Je pouvais compter sur l'amour, inconditionnel à l'époque, de mon frère Yanik, de dix mois mon cadet et aujourd'hui sculpteur, face à la violence des mots de mes parents unis dans un amour indestructible. A cette complicité et à se lien indéfectible, je dois mon équilibre psychologique face à l'adversité mais aussi face aux échecs amoureux et à la frustration toujours surmontée. Aujourd'hui, les rapports se sont apaisés, la lumière a chassé les ténèbres, enfin!
c. La honte : J'avais fait le mauvais choix en amour. Il fallait m'interner car "j'étais folle".
Jeter des immondices sur quelqu’un est un acte violent. Autrefois, dans les charivaris on coupait les cheveux d’une femme dont on jugeait qu’elle contrevenait aux règles sociales, parce que, par exemple, elle s’accrochait à un amour qui ne lui était pas destiné par le reste du corps social (les cheveux représentaient sa puissance) puis on la faisait monter sur un âne qui illustrait ses instincts, à l’envers... On lui faisait alors parcourir le village et on lui versait des sceaux d’excréments sur la tête. Vous Camille, on vous a internée, d’abord en vous-même, puis dans votre appartement et enfin à l’asile. Aujourd’hui, rendre folle est encore souvent l’objectif, mais on a remplacé ces excréments par la médisance, la calomnie, le rire, le sourire même. On agit autrement, on fait par exemple, courir une petite rumeur qui tracera son chemin dans l’entourage, puis à l’intérieur du corps, de l’âme et de l’esprit. C’est plus discret, mais ça laisse des marques indélébiles quoiqu’invisibles, hormis dans les yeux, dans la posture et dans la voix mal assurée des concernées. Parfois même, cette personnalité "alter", altérée, induite par les ragots, s’imposera, toute puissante, comme le mensonge, emplissant sa proie pour se substituer à elle. Votre amour, votre attitude est dangereuse : le monde s’occupe de vous, déchet de la société, ordure. Vous devez avoir HONTE.
Vous avez dit honte ? Moi... Je vous tire ma résilience. Je n'aurai pas honte de ma honte, je l'apprivoiserai. Je le redis, merci Monsieur Cyrulnick, je ferai de mon "trouma" le sujet de mes explorations. Vous n'aurez pas cette honte. Honte d'avoir aimé plus que de raison là où cela était inconvenant, dérangeant... Et alors?
Ma réponse face à vos interdits s'est située dans la survie, dans la vie à tout prix, dans l'amour. Je n'étais pas seule, d'autres avaient vécu ou vivaient des destins de douleurs, de souffrances. Je rencontrais, j'écoutais cherchant de l'aide autant qu'en apportant par, au moins, mon écoute.
Apprendre à écouter différemment, à se comporter différemment, à ressentir autrement mais se surprendre encore et s’améliorer. Accepter l’autre et ses différences, son point de vue, ses manières d’être, sachant cependant que le cerveau a ses limites et qu’il ne reconnaît que ce qu’il connaît déjà.
4. Des fragments de ma mémoire à la construction de mon mémoire.
a. Nouveau point de départ, l’ancrage.
Pour comprendre et appréhender mon histoire différemment, j'ai donc parcouru l'histoire des autres cherchant à toucher la substance essentielle blottie dans chaque noyau, tentant de briser les écorces pour extraire les fruits les plus délicieux. Je profite de cette situation "d'assignée à résidence" (durant les confinements de 2020 et 2021) pour faire la synthèse de mes entrevues et réaliser un compte rendu de mon parcours et de mes analyses. Je suis partie bien souvent sans jamais arriver à un port définitif où je pourrais jeter l'ancre suffisamment longtemps pour enfin la distiller... Mon encre.
En cette période d'arrêt forcé je trouve un lieu d'attache : Le port de Toulon, puis le Cap Brun où j'ai trouvé résidence non loin du lieu dit "Terre Promise" là où, dans les années 1748-1872, les forçats, envoyés au bagne dans cette ville, rêvaient de travailler à cause des conditions environnementales de ce petit coin de paradis.
a.1. Angles de vue :
Toulon... Je commence par parcourir ses rues et ses environs sans rien connaître d'elle, je l'observe, je l'appréhende. Je la sens et la ressens, sachant cependant que parfois, le "ressenti. Ment", et qu'il doit être revu au travers d'autres sources comme des études et des lectures qui le confirment ou non. Cette démarche n'a en soi rien de scientifique au regard des méthodes protocolaires des sciences molles actuelles. Peu m'importe, l'aventurier scientifique doit parfois oser briser les règles établies pour qu'émergent de nouvelles façons de réfléchir, voire de nouveaux paradigmes, et, pourquoi ne pas associer une démarche artistique et une démarche scientifique? La démarche scientifique cherche à savoir comment est le monde, l’artiste comment il est au monde, qu’il décrypte. Il cherche en priorité à faire réfléchir, pas à convaincre. L’artiste n’est ni dans l’urgence ni dans la rage de trouver. IL attend que quelque chose d’insolite survienne, il reste aux aguets. En attendant, il utilise l’ancien, recycle, actualise et reste attentif aux erreurs derrière lesquelles se cache parfois l’extraordinaire.
a.2. Ville et vie :
Je parle à la ville et à ses rues : "Toi aussi tu as souffert... Souffert d'avoir subi le rejet, l'humiliation, voire même d'avoir été l'indésirable. Toi aussi tu as eu honte. Ne t'appelle-t-on pas la fausse moche ?". Je remarque les gens qu'on appelle "les gens de la rue", je leur trouve des points communs avec ceux que j'ai vus vivre au Pays basque que je viens de quitter.
Hendaye en particulier, est une ville d'asile, d'une élégance discrète, recueillant en son sein depuis bien longtemps, tant en temps de guerre qu'en temps de " paix " les gens en difficulté. Pendant la guerre, on y installait les exilés espagnols jusque dans les couloirs des maisons. Aujourd’hui encore, les corps blessés, estropiés, paralysés, y trouvent refuge et compréhension grâce aux diverses structures hospitalières que la ville nourrit en son sein. Les personnes sans domicile fixe y rencontrent un accueil ferme mais chaleureux et rompent ici avec leur solitude. Hendaye aussi a connu le mépris de sa grande sœur : Biarritz. Hendaye, la marginale, m’avait recueillie dans ses bras.
a.3. La marge :
A Hendaye comme ici à Toulon, l’anormal rentre dans la norme. La ville est à la marge, transfrontalière, mais aussi transition. En matière d’intégration, elle constitue un modèle social. Ici, dans la marge, on corrige les erreurs de la copie de la société.
A Toulon comme à Hendaye, j’ai été touchée par quelque chose que j’aurais du mal à définir concernant les gens de la rue, comme si ces derniers y vivaient mieux qu’ailleurs. J'en ai conclu que les habitants portaient sur eux un regard respectueux plus qu’empreint d’une pitié malsaine et prétentieuse, frelatée. Dans cette façon de considérer quiconque au moins comme son égal, je sentais dans l’air la présence du tempérament breton. Ici, j'ai vu des bouquets de fleurs envahir la place du lit de fortune d'une personne sans domicile fixe avec qui beaucoup de gens discutaient, partie définitivement du jour au lendemain.
a.4. Racines et réconfort :
Etant moi-même une fille du Finistère, je reconnais facilement cette empreinte de voyageurs tolérants que constitue le peuple breton. De la même manière que je l’ai reconnue à Hendaye, la trace du breton m’interpelle ici à Toulon. Quand vous retrouvez quelque part l’empreinte de ce qui a constitué votre éducation et votre système de valeurs, les choses deviennent familières et rassurantes. Le nom "ker", inscrit sur beaucoup de maisons me rassure également ainsi que certains noms de rues. Effectivement, "ker" qui veut dire maison en langue bretonne, associé au mot "moko", surnom donné par les bretons aux marins toulonnais, illustre souvent paraît-il, le mariage d’un breton avec une toulonnaise. Mes lectures, toujours postérieures à mon ressenti premier, autant que mes discussions à bâtons rompus ou encore mes interviews avec les habitants de Toulon, me confirment : il y a bien ici un lien fort entre la Bretagne et la Méditerranée.
Cette ville insolite me plaît et le rapport entre nous s'annonce plein de surprises ; elle m’ouvre son cœur, accepte mon côté marginal "nomade." D’autres que moi, écrivains sociologues, anthropologues ont noté ce rapport particulier que les toulonnais entretiennent avec les gens sans domiciles fixes ou menant une vie border line. Ici, toutes sortes de personnes se côtoient dans une ambiance débonnaire, particulièrement dans les jardins du bord de mer, au Mourillon. Toulon est la ville de la diversité intégrée.
a.5. Résilience :
"Pour entrer en résilience, il faut une formation professionnelle qui fasse sens, ou un projet de vie, de l’action, mettre le corps et l’esprit autant que l’âme et les émotions (de movere : mouvement hors de), en mouvement, puis un soutien affectif avec qui nous élaborons, étayons, discutons et apprenons à entrer même dans le désaccord dans une parole constructrice et enfin UNE RENCONTRE. "
Boris Cyrulnick. Psychiatre toulonnais.
Le Port des créateurs, un port d’attache grâce à une rencontre : Une personne disponible et généreuse qui percute vite. Inutile de parler beaucoup... William est une personne fine et subtile agissant dans le milieu culturel. Il saura établir après une écoute attentive de mon histoire, des ponts qui, de par notamment ses écrits à lui sur les gens du voyage, un de mes sujet de prédilection, me permettent encore et encore d'affiner mes analyses et de renforcer mes grilles de lecture de la marge dans laquelle décidément il est nécessaire de corriger la copie de la société.
C'est dans le quartier des arts, autrefois dénommé "le petit Chicago" à ne pas confondre avec le quartier de la visitation, quartier réservé aux américains qui nous intéressera aussi (réf. internet : article la visitation, quartier réservé de Toulon, édité sur le site "Mes années 50", Robert Cohen, http://www.mes-annees-50.fr/toulon_quartier_reserve.htm) que, grâce à William, à son Capitaine Julien et à son équipage, je trouve enfin l'opportunité pour jeter mon encre comme mon ancre... Au sein de cette niche sécurisante que représente le Port des Créateurs.
Lieu de transition :
La situation ne me permettant plus de bouger outre mesure, je m'offre un nouveau voyage dans le nouveau visage de la ville, imaginant son passé à travers l'architecture, les odeurs, et ces choses indéfinissables, vibratoires, qui se trament dans l'air récepteur de tant d'atmosphères depuis toujours. Je trouve sans cesse des similitudes entre la vie de cette ville-femme mystérieuse et ma vie, son histoire et la mienne, rassurée de la voir malgré la situation angoissante et paralysante de notre époque, continuer doucement sa restauration. Elle m'annonce la couleur d'un avenir empreint d'un passé qu'elle assume quel qu'il soit, mais avec élégance, et qui se profile sous les auspices de cette maxime qui est sa devise : « Concordia parva crescunt » qui signifie « par la concorde et la paix, les petites choses s'accroissent », de même, par la discorde, les plus grandes se détruisent. Au sein de cet environnement rassurant, il me fallait commencer par le début. Ce lieu de transition devait me permettre de regagner en autonomie.
b. La mémoire :
b.1. Une porte dans l’impasse :
Sortir d'une impasse, quand les choses ne nous permettent plus d'avancer dans la vie, passe par le fait de reposer son équation, de reposer les données d'un problème. Donc de revoir ses positions, de changer les grilles de lecture de sa vie, de son présent comme de son passé, de faire bouger les lignes, de changer de cap ou de modifier ses trajectoires pour atteindre soit l’objectif de départ soit un nouveau rivage. Quand "ça", au sens freudien du terme ne bouge plus, quand les choses se figent et qu'on n'en comprend pas la raison, c'est qu'il y a quelque part un angle mort dans la conscience, un trou dans lequel s'est engouffrée et planquée la dynamique de vie et de mouvement et qu'il faut libérer.
« Les motifs conscients de nos actions sont un paravent. L’homme peut ignorer les motifs véritables de ses actions ». Leibnitz.
Libérer l'énergie bloquée dans le trouma concerne aussi le trou de mémoire : Il s'agira de trouver une trace pour pénétrer ce trou, puis une fois les éléments importants recueillis, les faire passer par le chas d'une aiguille, une voie étroite, jusqu'au bout de l'entonnoir, pour les faire entrer dans la lumière de la conscience. Car, comme le chirurgien, il faudra délicatement créer une brèche pour que les matériaux coincés dans la poche du déni sortent de manière fluide sans faire exploser tout l'appareil psychique en le débordant. Il est pour cela indispensable de faire sortir en douceur du refoulé, les éléments nécessaires au remaniement d'une histoire se condensant en un récit de soi, à travers lequel nous nous penserons autre, "dé fusionné" de l'inconscient enfin, et ceci afin de s'inscrire et de servir dans un intérêt général.
b.2 Après la sortie, exploration et créativité :
Du coup, se penser autre ce sera aussi penser l'Autre ; puis se repenser pour panser la part blessée de nous-même et suturer la plaie. Sortir de son trou, y passer, transformer l'impasse en issue, consistera à faire de notre problème d'égo, un tremplin qui servira tout le monde. Ainsi, ne plus opposer de résistance à l'acceptation de sa propre souffrance sera aussi être sensible à celle des autres et oser montrer ce qu'ils n'osent pas montrer. L'écoute, l'appréhension et la compréhension de la parole d'autrui, agira en rétroaction sur la compréhension de soi-même au sein de l'écosystème auquel nous nous intégrons, ou encore à la marge duquel nous vivons, dans un mouvement de va et vient constant tel l'explorateur. A travers le compte rendu sous forme de représentation ou le spectacle qui découlera de ces rencontres, on pourra d'autre part imposer son cadre, son temps, son rythme, sa discipline, une structure, une niche musicale de paroles rassurantes.
La mémoire se modifie toujours au gré des événements dans lesquels elle s'inscrit dans l'espace comme dans le temps. Elle change donc en même temps que les contextes successifs. Elle s'est tissée et se tisse parfois en un maillage régulier. Ouvrage sur lequel on peut rajouter des broderies. Parfois cependant elle se tricote et la pièce qui ressort peut se présenter pleine de trous encore. Ces trous sont les témoins de nos maladresses, de notre inattention, de nos incompréhensions et aussi de certains de nos rêves. Il faut alors soit détricoter pour reprendre la trame soit se servir des accidents de parcours, rapiécer en réalisant de magnifiques reprises ou bien encore décider de se servir des trous à la manière des grands créateurs de mode, pourvu que les choses aient un sens, le sens que le trou donne à notre imaginaire, à la rêverie créatrice. En art, il est souvent intéressant de se laisser surprendre par l’inconscient, par des éléments qui sortent à "l’improviste", tels ceux que l’on nomme les actes manqués, les mots d’esprit, les lapsus…Et qui surgissent justement de ces trous, ces fêlures psychiques du fou mais qui laissent passer la lumière libératrice. Ce type de surprise, d'accident surgissant de l'inconscient, doivent être accueillis, gérés rapidement et intégrés par la conscience car il signifient que l'on est en train de se dé-fusionner et de se libérer. Du point de vue des arts de la scène, c’est alors la technique maîtrisée, vocale ou autre, qui permet de rebondir, puis de maîtriser la situation déstabilisante car on connaît le terrain de la conscience sur lequel on aura été surpris. Pour cela la poche de notre mémoire doit rester souple et fluide, mouvante, adaptable : La mémoire doit coopérer avec l’inconscient comme avec la conscience. C’est une négociatrice, une diplomate.
La mémoire se communique, la mémoire est texte. Le mot texte vient du latin "texere" qui signifie tisser. Il s’agira donc de défaire la maille, de déconstruire le texte, de tirer sur des fils qui dépassent : les failles, les brèches, les incohérences internes à ce texte révélées au fur et à mesure de l’existence.
b.3 De la mémoire à l’espoir :
La mémoire individuelle s'inscrit au sein de la mémoire collective et permet de tisser des liens. Ceci nous permet de nous détacher de notre histoire pour nous représenter le mode central de l'Autre, reflet, miroir, et de découvrir l'autre soi, l'Autre en soi. Atteindre le vivre dans son essence libératrice, plus que l'existence aliénante et contrainte, à travers laquelle néanmoins il nous aura fallu passer puis atteindre, souvent suite à un état de crise, cette vitale prise de conscience du vrai self et la surprise propre à l'état de grâce, voilà la recherche de l'artiste.
Cet état de grâce, beaucoup l'ont expérimenté. C'est ce moment où tout devient fluide et automatique. Il s'est opéré sur le terrain intrapsychique une condensation, une concentration, un moment dans un espace durant lequel tout rentre en résonance. Alors, même si l'inconscient veut encore venir nous jouer un de ses tours, son compte lui sera rendu par un nouveau soi qui lui est étranger, une situation inédite. Le moi dérangé "s'estrangera" et passera de l'autre côté du miroir. L'artiste ayant pris de la distance par rapport à ses propres émotions et fait le fameux "pas de côté", cristallisera en lui quelque chose de l'humain universel, retraduira à sa manière ce compte-rendu de ses souffrances, de ses douleurs comme de ses joies, de ses combats, de ses révoltes et de ses doutes, de ses écoutes et de ses observations, de ses amours, de ses amitiés et inimitiés, se positionnant ainsi en porte-parole de son public, dans une interaction avec ce dernier, constante. Pour ma part, je l'ai déjà dit, la chanson sera mon « conte » tout compte fait, rendu.
Quand je place mon passé devant moi et laisse mon avenir derrière moi, je m’inscris dans le présent, à travers la chanson. D'une chanson émergent la mémoire mais aussi les espoirs... La chanson permet de dépasser mais aussi d'anticiper le passé, car on ne sait jamais ce que le passé nous réserve, il faut le replacer devant soi. Faire des "sous à venir" le plus bel "avenir", Le plus beau "à venir". Portée par la mélodie simple et fluide, soutenue par des " grilles d'accords ", elle offre, grâce aux mots choisis pour coller de par leurs sonorités aux vibrations musicales, à la voix du chanteur et au caractère de l’interprète, un espace, un temps de résistance, de résilience, nous permettant de nous confronter aux situations traumatisantes de coupure et de séparations, de manière rassurante et dynamique à la fois, tout en restant connectés à une réalité partagée. Elle nous offre un espace transitionnel plus supportable que la violence du réel. La métaphore voire la métonymie qu'elle nous propose permet d'appréhender ce dernier autrement que par la brutalité de la parole. Ainsi, l'artiste chanteur ou chanteuse retraduira ou réinterprétera, porté par la bienveillance, le trauma de tous, de ceux qui n'ont plus ou pas les mots, des souffles coupés, des sans-voix, des confus, et ce, autant qu'il le peut. ETRE LE PORTE PAROLE ne signifie pas "parler à la place des autres", mais porter dans une voix posée sa propre parole, teintée de l'écoute des autres, pour qu'elle entre en résonnance avec ces autres en question.
5. Place de la chanson dans le processus de résilience :
a. Entre silence et parole, la proposition de la chanson :
Le bon... C’est la liberté qui laisse à l’autre, qui ne se projette pas plus en vous que vous ne le faites en lui, juste la bonne dose d’amour. Détaché, l’inessentiel devenant l’essentiel. La chanson se propose à nous, elle ne s’impose pas. Elle s’offre, comme un parfum sur l’air du temps, de notre temps…
Pour éviter de rentrer dans la brutalité de la parole et du réel, le silence tient souvent le rôle d'un plâtre visant à protéger une fracture psychique certes. "Toutes les victimes du 13 novembre (attentat de Nice) que nous avons contactées ont décliné nos sollicitations. D’autres, rescapés ou proches des victimes, ont également préféré le silence. La PAROLE DU TRAUMA NE VA PAS DE SOI. Chaque mot a un coût… La parole qui soigne n’est pas une parole publique… La parole qui soigne est une parole de soi à soi " nous dit la psychologue Carole Damiani.
"Le but n’est plus de regarder par le trou de serrure du psychanalyste mais plutôt de créer un espace de parole dans lequel les survivants et les autres se retrouvent pour que cette parole s’ajoute à des séances thérapeutiques de groupe, mais aussi à la parole juridique, le procès pouvant parfois être violent psychologiquement", nous dit-elle encore. Même si on la chante en groupe, la chanson ne relève pas particulièrement de la parole en public, mais bien de l’intime produit en public et qu’elle a touché au plus profond. C’est une parole qui touche l’essentiel, que l’on s’approprie individuellement et que l’on garde parfois de manière possessive et jalouse.
Le spectacle, le concert, peuvent offrir un temps à la fois de réadaptation et de repos, de circonscrire le contexte et de donner une représentation visible d'une déchirure compréhensible par tout le monde. La chanson peut être engagée, en ce sens elle s’apparente à la justice parfois absolue, elle peut faire le procès de certaines actions, elle soulage, elle dit l’inexprimable ou elle le suggère, elle laisse libre, elle ne s’impose pas, tu prends ou tu ne prends pas. Ne représente-t-elle pas bien souvent cette parole de soi à soi? Ainsi, la douceur, la poésie avec laquelle elle nous approche évite une glaciation, un gel émotionnel.
b. La chanson structure :
Une chanson permet que le sang circule toujours sous le plâtre du silence qui quoique parfois nécessaire, n’en reste pas moins isolant, aliénant. Ce silence harcelant rendait folle Camille Claudel, figée dans la matière. La chanson flottant comme son corollaire le parfum dans l'air, en s'échappant de cette matière, permet à la parole de circuler, portée par les vibrations vivifiantes du son maîtrisé et structuré, car "le mot est la structure du son" (Bachelard). Ainsi, Les tissus psychiques restent souples, nourris, vivants mais aussi structurés. L'eau coule, l'œdème se résorbe doucement, tant à l'échelle individuelle que collective. Il s'agit de penser et de panser l'événement pour ne pas succomber à son actualité et éviter à la pensée de se faire déborder par le chaos. La résilience structurante offerte par cet objet insolite qu'est la chanson, interface non seulement entre le biologique, l’organique de la nature humaine et la culture, interface également entre la musique et la parole, mais aussi entre le passé, le présent et la représentation poétique du futur ou bien encore entre nos émotions collectives et individuelles et notre capacité à réfléchir le monde de manière tant conceptuelle que factuelle, cette chanson donc, évitera les hémorragies verbales et émotionnelles, de par son aspect condensateur, analytique, souvent dans les couplets, autant que synthétique dans le refrain.
c. La chanson, révélateur du lien entre les hommes, abolit la honte.
"Nos nerfs d'acier trempés transformés en cordes à piano", comme le dit Bob Dylan, la chanson à créer, à interpréter, à écouter, nous transportera pour un voyage intérieur parfois aussi enrichissant que tous les voyages à travers le monde. C'est une photographie qui attrape au vol un moment, un espace et qui nous servira de point de repère dans l'exploration de notre coeur et de notre âme. Elle nous conduira dans et sur les traces d'autres explorateurs appartenant à d'autres cultures, à d'autres mondes, à d'autres aires, à d'autres ères ; et ces traces nous relieront, dans une recherche de vie et de joie, d'émotion primordiale toujours. Cette résonance et cette mise en concordance des airs, des aires et des ères se condensent en cet indéfinissable noyau qui nous réunit tous, pulvérisant le temps d'un air, d'une chanson, d'un courant d'air, le sentiment de honte enfin débusqué et qui nous caractérise presque tous. Un temps s'abolit. La mort provoquée par la honte camouflée la plupart du temps s'annule, vaincue par l'émotion révélée. A ce moment nous sentons tous que le temps pourrait s'arrêter pour durer toujours dans cette communion.
Cette résonance de notre vie intérieure avec celle des autres permet de réintégrer des événements passés heureux et malheureux au présent, encore une fois individuels comme collectifs et permet de réduire les béances, les fractures, les incompréhensions consécutives aux chocs des mots et des maux quotidiens. Les énigmes du passé se résolvent, l'angoisse du présent se dissout et le futur s'ouvre sur le rêve. Honte pulvérisée, chacun trouve sa place.
III. Qui suis-je ?
1. La chanson et moi :
La chanson est une pirogue, mais c’est bien dans l’arbre que l’on fait la pirogue. Pour travailler le matériau pour la construire, il faut puiser dans ses racines profondes. Je choisirai l’acacias, car il signifie "bois de la folie" en hébreu, pas cette folie qui consiste à agir de manière vile et basse, inférieure à la norme, mais la folie qui vole au-dessus de cette norme pour aller au-delà de la réalité conventionnelle. Celui qui chante et fait chanter les autres aime à la folie jusqu’à s’oublier ou plutôt fuir une partie de lui-même. Sans cet amour de la vie, tout n’est que peine perdue. Mais le monde nous laisse-t-il vraiment fuir cette part de nous-même qu’il a souvent lui-même construit sans déclencher une tempête ?
Les indiens disent que la seule chose à craindre pendant le blizzard, c’est que le vent soulève la mauvaise part de nous-même et que, quand la tempête s’apaise, apparaisse à la lumière ce que l’on a parfois essayé d’enfouir durant toute une vie ; la honte, encore et toujours. Ne pas craindre ces tempêtes, décider de les braver en ayant pris soin de s’ancrer, d’avoir bâti sa maison sur le roc comme il est écrit dans la Bible (Mat. 7 : 24-26). Les tempêtes sont des ondes parasites brouillant temporairement les repères et affolant la tête dans son refuge.
Réfugiée, exilée dans mon propre pays, dans ma propre famille, dans mon propre psychisme parfois, j’ai essuyé des tempêtes mais j'ai toujours chanté. Sans doute parce que ma maman, chanteuse elle aussi, m'a appris à parler en chantant et que, semble-t-il très tôt, je me suis exprimée de manière très mélodique. Cet état, car il s’agit bien d’un état de cœur, d’esprit et d’âme, j'en prends conscience aujourd'hui, a pu générer quelques incompréhensions de la part de mes camarades. Plus tard, ma cousine cachera sa gêne en expliquant aux copains étonnés par le fait que je chante tout le temps, que j'avais le "cœur en chant". Paradoxalement, une fois admise, cette disposition d'esprit me vaudra une position de leader bout en train toujours joyeuse et combative.
La chanson? C'était ma maison, mon territoire, mon pays mes voyages. Mes références. Elle réconciliait mes parents fâchés et j'avais l'impression de les réunir en moi, dans ma voix qui reliait les leurs. Quelle ne fut d’ailleurs pas ma surprise lorsque, plus tard, alors que je travaillais les arts du spectacle chez Monsieur Roland Berger, ce dernier m’ayant un peu bousculée du point de vue émotionnel, m’arrachant mes larmes, c’est la voix exacte de ma mère qui me semblait interdite jusque-là, qui a surgi du plus profond de mes entrailles. Cet épisode me laissa dans un état d’hébétude rapide, mais donna toute son impulsion et sa libération à mon travail vocal ultérieur. Quant à la voix de mon père, elle m’était plus familière car ma mère refusait que je lui ressemble à elle, elle avait ses raisons, et ne cessait de répéter que j’étais la fille de mon père. J’avais donc adopté le répertoire de chansons réalistes propres à Papa, délaissant celui, plus joyeux, de l’opérette de Maman. Les raisons de ma mère, étaient bel et bien aussi les raisons de ma colère et de ma honte, car c’est bien à maman qu’il fallait que je ressemble pour connaître moi aussi l’amour. Ce mépris de ma mère, lui permettait de s’imposer et de s’installer dans ma vie, de me dominer jusqu’à me choisir le mari qui lui convenait. Véritable coup d’état mental réalisé grâce au pouvoir de la honte. Cette voix sortie du plus profond de mes entrailles ce jour là, grâce à ce grand maître qu'était Roland Berger, deviendra un point d’ancrage à partir duquel la colère et la honte se transformeront en un cri d’amour. Aujourd'hui, après avoir accepté cette part de moi-même révélée par la tempête, je peux enfin entreprendre de la dompter ou de la fuir car cette honte de chanter entravait ma liberté et entravait la liberté que m'offrait la chanson en tant que telle. La voix intégrée de ma mère, libre, large, douce, joyeuse et limpide me permettra de sortir de la cave où croupissait cette chanteuse trop réaliste privée d'amour et de l'amour d'un homme. Je me souviens aujourd'hui en écrivant, de ce livre que j'avais volontairement laissé dans la chambre dans laquelle logeait mon père, lors d'une de ses visites dans ma maison landaise, alors que je souffrais de mon histoire d'amour et que lui s'opposait à mon divorce. Le livre était intitulé "Toute une vie sans homme". Il racontait l'histoire de trois femmes ayant vécu toute leur vie dans la cave de la maison de famille. Je ne me souviens pas le nom de l'auteur. Comme je pouvais m'y attendre, mon père l'avait lu. Il en est un peu l'auteur, d'une certaine manière. Je sortirai de la cave maintenant, accrochée à la voix de ma mère mais poussée par sa voix à lui, pour enfin m'arracher, me poser, puis m'envoler dans la mienne... Propre.
Berger fera encore bouger cet inconscient, provoquant encore des tempêtes pour tester les fondations souterraines et ce chemin me permettra de trouver le fil de ma propre voix, sur lequel voguera la pirogue. La chanson était mon espace de sécurité et intervenait systématiquement dans toutes les étapes de ma vie, difficiles ou non. Parfois, je travaillais ma voix, mes prestations ou bien mon "Moi" intérieur, instrument au service de l’interprétation. Je cherchais la traduction la plus juste mais surtout la plus vraie, la plus vraisemblable. Je cherchais cette focalisation du conscient et de l'inconscient défusionnés. Chacun doit pouvoir s'approprier mes mots et ma musique, s'y identifier. Sortie de moi, la chanson ne m'appartient plus, elle devra s'envoler de fenêtre en fenêtre, de lèvres en lèvres, mêlant les cœurs dans des corps à corps. Glissant comme un parfum sur et dans la peau. Pour qu'elle appartienne à tout le monde, la chanson doit avoir capté l'air du temps et se glisser dans et sur la peau, monter jusqu'au cerveau comme un parfum. Elle est aussi une photo, une bonne photo dans laquelle tous les éléments significatifs du message qu'elle transmet s'ajustent. Le sujet principal, mis en évidence, s'inscrit dans la toile de fond (l'inconscient) : le conscient, la problématique, est mis en perspective dans un contexte qui est l'inconscient. Toutes les histoires d'amour, par exemple, s'inscrivent dans un contexte socio-culturel qui les teinte mais qui ne devrait pas les conditionner.
Parfois je sortais de mes entraînements vocaux et physiques, de ce travail sur moi-même, pour prendre le risque de m’oublier, voire de me fuir (encore une fois), de m'enfuir, dans le temps comme dans l'espace, du temps comme de l'espace, marchant comme un funambule au bord de mes failles, en border line. Là, j'observais les autres. Pour finalement mieux retrouver une part essentielle de mon être, sur laquelle je prendrai appui pour passer à autre chose, devenir autre, l'autre. Parfois aussi je plongeais dans le monde jusqu'à m'y confondre. Parfois encore, je me mettais en danger face à l'actualité que j’intégrais. Je ne la fuyais plus, au contraire, j'acceptais, je confirmais ou bien je contrais ou provoquais. Il fallait parfois que j'affronte l'adversité. Alors pour réaliser mon album, ressortir le matériel de ma création signifiait : mise en danger.
Plus tard, enfin sortie d’un « Etat-Mère », ou de cet espace intérieur oppressé par la honte issue de ma relation avec ma maman, découlant de la non relation avec le père, qui du coup emplissait mon inconscient, j’intégrais le dangereux état de mère, et comme mes parents, comme elle surtout, je l’en remercie, je m’engageais dans la dangereuse aventure de la transmission… Dangereuse, car elle impliquera la remise en question de mon état d’artiste et de femme quand ces petits « salops », comme le dit Sardou à propos de son fils, mais je fus aussi la "salope" de ma mère-chanteuse, ces petits donc, vous surprendront en réalisant des trucs que je n’avais jamais pu exprimer ni communiquer mais qu’ils ont eu le culot de débusquer quelque part en moi et qu’ils traduisaient avec une facilité déconcertante à leur propre sauce. Enervant, certes, ils l'étaient, autant que je le fus pour mes parents, mais cet énervement se mêlait à une fierté inexorable. Transmettre mon métier à mes enfants fut donc l’entreprise la plus périlleuse dans laquelle je me sois lancée corps et âme, narcissisme mis à dure épreuve. Ceci dit, la frustration de ne pas réussir à accomplir, à concrétiser ce "ça" sur lequel on ne peut pas mettre de mot, ce qui nous échappe et que l'on s'évertue à chanter (je viens ici de faire un lapsus révélateur : j'ai écrit chanter à la place de chercher. je l'ai volontairement conservé...), et qu'eux réussissent à capter et à nous renvoyer en miroir, eh bien, même si "ça" énerve, une fois la frustration assumée et la chose admise, un chemin nouveau s'est offert à moi qui m'a permis d’approfondir encore mon travail et une fois de plus de sortir de mes schémas pour partir avec eux à la recherche de leurs voix et de leurs voies propres, travail qui me fera également évoluer, y compris d’un point de vue vocal. Le travail de cet objet de valeur qu'est la chanson, nécessite un savoir-faire, autant qu'un savoir être au monde.
La chanson a donc toujours été mon outil, mon arme mais c'est aussi le complément de mon "doudou" quand rien ne va plus. Elle me permet d'alimenter ma maturité autant que de retourner voire de régresser dans mes états de petite fille, pour toujours remodeler cette dernière indubitablement tapie quelque part en moi. Aujourd'hui, je la pense comme je ne l'ai jamais pensée. Collée à sa forme d'expression naturelle, je la panse (la petite fille), elle s'intègre comme élément essentiel à mon nouveau projet de vie, mais dans un nouveau contexte et d'une autre manière. Je ré "avise", je réédite mon rapport avec cette petite chanteuse... Ce travail a déjà abouti à la restauration d'un amour authentique avec mes parents, non seulement de mon côté, mais de leur côté aussi. J'ai pu enfin voir ma mère heureuse de m'écouter chanter, comme elle. Moi, je me ré édite
Transition encore une fois, il s'agit de trouver un autre souffle, qui me permettra dans cette situation de confinement et de traumatisme collectif de trouver le moyen de prendre la "tangente" de creuser le tunnel vers une nouvelle évasion à partir de ce port d'où certains sont partis si souvent, à la conquête de nouveaux rivages. Mais pour l'instant, assignée à résidence, il fallait mettre un terme à ma fuite en avant familiale et musicale. Terminée la vie de nomade avec des enfants de la balle devenus adultes. J'allais préparer le nouveau tremplin qui me permettrait de rebondir pour sortir de cette nouvelle impasse que la vie m’imposait. Je profiterai de ce moment de régression dans lequel le confinement nous plonge, pour faire le point, reposer mes problèmes, et faire surgir les éléments qui me permettront, au temps voulu, de prendre une nouvelle direction. Retrouver la raison à Toulon, et ne pas en partir sans être sûre de la conserver, abandonner le rôle qu'on m'avait imposé, et qui durant un temps s'était avéré nécessaire, celui de maman aimante mais parfois surprotectrice, pour regagner en indépendance, devenait primordial pour maintenir la paix, l'unité dans ma famille et dans mon environnement, et ainsi rester sous les doux auspices de mon nouveau lieu d'accueil : "grâce à la paix, faire grossir les petites choses", à l'instar des réfugiés qui ont regagné leur autonomie, à qui on rend leur voix et dont le projet de vie aboutira finalement au fait d'agir au bénéfice de la communauté, récupérant ainsi leur dignité. Il faut bien l'avouer, la maternité est souvent l'exil de la femme qui s'étouffe elle-même sous son lourd sein angoissé, jusqu'à en perdre sa dignité. Lors du second confinement, c’est bien dans la ville de Toulon, ce port de guerre, que j’ai trouvé un port dans le port au sein duquel j’ai trouvé une niche, un accueil sécurisant grâce à une écoute intelligente, un refuge transitoire dont le but des responsables est de vous permettre de faire le point, un rapport artistique pour regagner une autonomie et une indépendance conduisant à un nouveau départ : Le port des créateurs.
2. Entre artiste et mère :
a. Artiste ou mère :
"Tout concours au bien de ceux qui aiment Dieu qui transforme les circonstances et même le mal en bien" Romains 8.
Moi aussi, je l’avais subi l’opprobre, le rejet, le mépris, la solitude des « marche ou crève ». Dans mon exil j’étais seule, isolée, et mon identité tenait exclusivement dans le rôle que le monde m’assignait : celui de maman. Partout où j’allais j’étais affublée de ce surnom qui me devenait insupportable. Bien-sûr, la culpabilité qui découlait d’avoir l’impression ne pas « assumer » mon rôle en ne supportant pas ce pseudonyme était insupportable aussi, mais, si j’aimais être et vivre ma condition de mère, condition choisie pleinement, je me sentais aussi femme, artiste, et cela m’était refusé par mes pairs, qui cependant, dans le cadre de la stratégie des injonctions paradoxales, visant la confusion, la sidération et la folie de l'autre in me reprochaient de renoncer à un engagement professionnel, pour m’occuper de mes enfants. C’est pourtant bien en restant au foyer, qu’à travers eux, leurs dessins, leurs jeux, je me suis découverte en tant qu’artiste. N’ayant pas d’argent malgré le fait que leur père fût architecte, je leur fabriquais des vêtements marrants dans de vieux pulls over de couleur, je peignais leur tee-shirts avec leurs dessins que je recopiais, je me mettais à repeindre mes meubles…
Un jour, Berger m’a dit que ma voix devenait blanche. Ne comprenant rien à ce qu’il racontait j’ai acheté des toiles et dans un premier temps recopié les dessins de mes enfants, me disant que, sûrement, mon inconscient se baladait là-dedans. En discutant avec mon frère, peintre et sculpteur, j’ai compris la notion de maîtrise du trait, des jeux de tension que cela impliquait. Cette maîtrise du trait, cette utilisation de la matière dans un espace donné, ce travail des volumes intervenait aussi dans l'exercice du geste vocal et dans la couleur qui s'en dégageait. Je prenais aussi des cours de danse contemporaine, j’ai alors compris qu’il fallait que j’engage mon corps dans mes peintures puis dans ma voix. L'écoute de certaines musiques en même temps que je peignais, me permettait d’être plus précise mais qu’également elle influençait la façon de travailler mes couleurs. L'écoute, la perception, voire la passivité était aussi importante que l'action. L'écoute passive devenait écoute active pour influer sur l'acte et l'action du corps puis l'émission vocale juste, c'est à dire authentique. Quelques temps après, Berger, étonné, m’a demandé « ce que j’avais fait pour que ma voix se colore et se structure ainsi », je lui ai répondu : « j’ai peint, ça a dû se transférer », il m’a alors répondu : « ah toi alors, t’es un cas ! ».
b. Artiste et mère :
C’est bien le fait de rester à la maison qui m’a ramenée à la chanson. Mes voisins, m’entendant chanter joyeusement avec mes enfants ou bien encore leur chanter des berceuses pour les endormir, ont un jour frappé à la porte pour me dire qu’il fallait que je fasse quelque chose de « mon don ». Plusieurs d’entre eux ont tellement insisté que j’ai fini par me dire qu’après-tout, mon mari ne gagnant que très peu d’argent, la solution était peut-être d’aller faire les cabarets parisiens pour trouver un contrat ; je commencerais à 21 heures, finirais à 23 heures. Ces horaires me laisseraient mes journées libres pour me consacrer à mon travail à la maison. J'avais trouvé la solution. Je pouvais aller travailler tout en m'occupant de mes enfants. Je me suis alors décidée à aller faire une audition dans le premier cabaret dont j’entendais parler ; le Don Camillo rue des Saints Pères. Il y avait là beaucoup de monde. Berger m’a écoutée, il m’a arrêtée au bout de deux phrases : "Dégagez tous, j’ai trouvé ce que je voulais". Tout le monde est parti. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il cherchait quelqu’un à former, ce que je suis loin de regretter aujourd’hui. Mes enfants ont profité de mes séances en studio chez lui, dessinant sur tous les murs à son grand plaisir. Était-il conscient qu’il s’occupait de quatre personnes à la fois, lui qui avait tenu tous les gosses du show-business dans ses bras et qui me disait que Pétula Clarck, Birkin et toutes les autres étaient comme moi : "elles les trimbalaient partout". Lui me disait donc qu'il était loin d'être impossible de s'occuper des enfants tout en travaillant dans ce milieu. Evidemment, dans le cadre de la stratégie paralysante des injonctions paradoxales, mon entourage m'affirmait le contraire quoique n'y connaissant rien, mais inconsciemment influencé par l'idée qu'on leur donne du milieu. Mon entourage avait le contrôle de mon inconscient. Berger, lui, c'était la conscience. Entre les deux, il y avait la censure. Mais pas que...
Ils m'ont fait payé mon amour maternel. A longueur de temps, ils m'appelaient "la maman des enfants", sachant très bien que cette position, dans laquelle on s'oublie soi-même, ne me permettait pas de me retrouver, même dans mon corps. Or, le travail de chanteuse nécessite le fait de reconnecter l'enfant, la jeune fille et la femme. Mes enfants, quant à eux, sont devenus de véritables virtuoses dans leurs domaines. Des gens que je sentais cyniques et mal intentionnés jouaient sur l’ambigüité : "Ben oui Maman, c’est mignon non?" Sous-entendu : "qu’est-ce que t’es susceptible! T’es quoi sans tes enfants que tu suis partout?" Beaucoup d'entre eux savaient très bien ce qu'ils faisaient. Il s'agissait de nier toute la partie de ma personnalité qui ne correspondait pas au rôle auquel ils avaient décidé de me réduire. Tout cela m’a mise sacrément mal à l’aise et ma vie de femme en a pris un sérieux coup, reléguée que j’étais une fois de plus à m’identifier à un seul rôle dans mon existence. On sait par ailleurs que cette technique qui vise à réduire une personne à un seul trait de son caractère avec lequel on s’amuse à souhait, est une technique de torture répertoriée.
3. Un tournant dans ma vie :
Au grand désespoir de Berger, j’avais tout juste entamé un début de carrière, quand une rencontre amoureuse m’a tout de suite confrontée à une réalité dont l’actualité fait ses délices à l’heure actuelle. Il y a trente ans, parler du phénomène de la pédocriminalité entraînait de vives représailles, allant souvent jusqu’à la mort, chose que je n’ai pourtant pas manqué de faire. Le combat que cette prise de décision a engendré est bien sûr collé à ma vie, il est là, en filigrane à travers tout ce que je raconte. Oser parler de la traite de femmes et d’enfants me faisait prendre de nouveaux risques.
Il me fallait de nouveau assumer une autre forme de honte dans laquelle le cynisme, arme de ces gens sans foi ni loi que sont ces commerçants de l’ombre m’installait, puis la transformer en réussite et en satisfaction, avant de sortir vers une conquête de moi-même plus que vers une victoire inintéressante sur ceux que j’appelle mes ennemis, déclarés ou non... Heureusement, certaines personnes et je me dois de le dire, toujours minoritaires cependant, savaient montrer à ces moqueurs, souvent en finesse, l’aspect réducteur de leurs réflexions et me confirmaient ainsi dans la certitude que je n’étais pas une parano qui se vexait mal à propos. Car oui, c’est bien le fait de me faire traiter de folle qui m’a fait le plus mal à l’époque, bien plus que les tentatives d’empoisonnement et de meurtres pourtant effrayantes… Mais elles me prouvaient que justement, je n’étais pas folle. Toutes ces personnes subtiles et sensibles qui m’ont crue et défendue sont pour toujours gravées dans mon cœur. Même si les rencontres furent parfois brèves et furtives, je tiens à remercier tous les gens magnifiques et compréhensifs que j’ai rencontrés durant cette époque encore pleine de brouillard, les choses n’étant pas révélées dans leur intégralité. J’admire même celles qui m’ont crue sans preuves car ce n’était pas évident. Je ne sais d’ailleurs pas si, étant à leur place, je me serais crue moi-même. Je les considère comme des héros, leurs mots m’ont apaisée, soignée, réconfortée. Je pense en particulier à tous mes amis champions de surf. Il y a encore des gens capables de se lever pour défendre l’humilié à cours de réponse face à une agression ambigüe. Les autres, je ne les condamne pas, mais certains sont quelque part coincés dans les caissons isolés par les cloisons étanches de mon navire sabordé certes, mais dont les brèches sont colmatées maintenant. "Certains sont d’un commerce agréable, on se sent avec elles plus beau, plus intelligent, plus léger. D’autres pointent sans arrêt ce qui ne va pas chez vous, on se sent alors inadéquat, dévalorisé, mal dans sa peau. Les uns projettent sur vous leurs qualités, les autres, leurs défauts et leur mal-être" a dit quelqu’un, et qu’il me pardonne de ne pas avoir noté son nom. Ceux qui nous mènent sur le chemin de la perdition, nous révèlent-ils, nous détournent-ils et de quoi? De qui? En quoi? Comment montrer qu’on n’est ni fou ni dépressif ni paranoïaque quand on veut vous faire passer pour tel? Le combat se déroule sur de tels sables mouvants, qu'il n'y a qu'une chose à faire : rien. Surtout ne pas se débattre. Plus on se débat, plus on a l’air exalté. Face à la calomnie, il ne faut faire aucun mouvement sinon elle charge encore plus violemment. Attention cependant, le diable avance masqué et le miel de ses mots peut se transformer en fiel : Il s’appelle quand même l’ange de lumière, alors que des ennemis apparents et leurs mots rudes mais justes et objectifs vous sauvent parfois des pires périls et cachent en eux un amour brûlant que l’on confondra pourtant souvent avec de une agression haineuse alors qu'il n'en n'est rien.
J’ai parlé. J’en ai subi les conséquences, sans toutefois l’ombre d’un regret. Aujourd’hui pourtant, Je dois transformer ma réalité. Je dois, dans cet endroit de refuge, trouver le sens de mon nouveau projet de vie non seulement pour moi et mon entourage, mais aussi pour toute une communauté se retrouvant dans des problématiques similaires à celles auxquelles je me suis confrontée. Il est temps désormais pour reprendre le large de changer de position et d'angle de vue, prendre le risque d'avancer une fois de plus, au front, dans le brouillard de ma mémoire et la fumée du champ de bataille, se confronter à son problème, à ce qui n'a pas marché, identifier les dérapages. Et enfin, négocier un nouveau virage. L'avantage d'avoir vécu à la marge, tient au fait que ça favorise l'esprit de transformation et de débrouille dans tous les sens du terme. Ce nouvel environnement devait permettre à mon passé de devenir mon engagement... Il me faut donc le remanier.
Comment la chanson une fois de plus va-t-elle se rendre utile dans l'exécution de cette pirouette? Une chose me semblait évidente, ne pas me confronter à la montagne que constituait mon problème ferait de moi, une voix sans écho. Mais quand tu cries à la montagne qu'elle est méchante, l'écho te répondra sans aucun doute : "Chante !" Autrement dit : transforme ton cri.
4. Femme :
"La femme dans son essence est un roseau très délicat et robuste à la fois si les tempêtes le font pencher, rien ne l'abat. Il est le symbole du coeur tourmenté mais aussi d'une certaine virilité féminine douce cependant. Ame troublée mais pourtant battante et parfois héroïque, la femme s'inquiète comme une enfant autant qu'elle lutte comme une guerrière". Roman toulonnais : Les petites alliées, Claude Farrère, Ed: flammarion. C'est une fenêtre ouverte à travers le temps sur la vieille ville maritime et coloniale. L'auteur dit lui-même que la morale ne trouve pas sa place dans cet ouvrage où il dépeint les relations des demi-mondaines et des marins. J'y trouvais matière à réflexion en parcourant à travers ses lignes les rues du vieux Toulon ainsi qu'en me glissant dans les coeurs ravagés des différents personnages, tout ça sur fond de fumeries d'opium.
Les circonstances avaient déchiré mon amour impossible, d'une part, de part sa condition, à lui, d'autre part de par ma condition de mère. Incroyable qu'une mère aussi mère exemplaire se soit entichée d'un tel mauvais garçon! Lui, avait essayé de me faire comprendre, de me prévenir. Il ne pouvait pas sortir de ce monde infernal, dans lequel, orphelin, il avait été entraîné. Il avait dû adopter des attitudes visant certes à me protéger mais incompréhensibles pour moi, car trop naïve, à l’époque. Quand une femme tombe gravement amoureuse et qu'en échange elle reçoit rejet, mépris, silence harcelant et assourdissant ou trahison, elle se sent comme amputée, vulnérable, elle peut se perdre comme tant de filles qui habitaient les rues du vieux Toulon, empreint du lourd parfum de Miquette et de ses petites alliées. Miquette aussi avait fui Paris via Toulon suite à la trahison de l’amour. La femme qui se sent trahie, nous l'avons vu, peut aussi devenir folle et passer de l'autre côté de la barrière comme Camille Claudel dont on aurait pu trouver les traces ici, dans le nouveau quartier des Arts. Mais c’est au musée de Toulon qu’Alphonse de Rothschild (1867-1905) offrira cette sculpture exceptionnelle de Camille : "Mon frère en romain". Quelle ne fut pas ma surprise de voir ce chef d’œuvre imprimé de tout le caractère de l’artiste mise en valeur dans la magnifique bibliothèque du musée reconnectant le frère et la sœur car oui, la littérature de Paul est bel et bien imprégnée du tempérament paradoxal de sa sœur et de l’ambiguïté relationnelle entre eux qui en a découlé. Ce jour là à Toulon, dans mon âme, se rencontraient Camille et Niki de Saint Phalle dont je découvrais les sculptures exorcisant un inceste dont elle ne parlera que très tard, et dont la vie amoureuse sera teintée. Ici, à Toulon, ville que dit-on, il ne faut jamais quitter de peur de perdre la raison, je réhabiliterai la raison de Camille et de toutes celles que l'on a rendues folles, je retrouverai la mienne aussi et je ne quitterai pas totalement Toulon même si je m'en vais. Cette ville restera en moi, gravée. Je voudrais cependant que cette raison demeure souple, imprégnée d'une émotion toujours dynamisante. Le mot émotion vient du latin "movere" qui parle de mettre en mouvement et cette mise en mouvement, c'est parfois un petit grain de folie qui détend la raison autant qu'il l'initie. Je ne sais pourquoi je suis si heureuse d'avoir rencontré cette sculpture ici, dans ce musée, car c'est cette part d'elle-même que représentait son frère et qui, par les mots justes, doit être réhabilitée. C'est comme-ci tout un pan de ma vie passée resurgissait, car je l'avais lu et relu la biographie de Camille, je l'avais parcouru sa correspondance. Toulon a accueilli Camille, elle sera la ville de ma résilience, car elle aussi en a subi des chaos, des bombardements, des débordements et des humiliations jusqu'à se saboter elle-même. Oui mais elle a résisté, Mère elle aussi, elle reconstruit toujours et a fabriqué des caractères éclatants tel celui de Monsieur Cent Mille Volts, Gilbert Bécault, Félix Mayol et tant d'autres. Cette ville, je l'ai choisie.
Depuis bien longtemps, le destin des femmes est soumis au contrôle social. "La véritable amputation est celle qui va à l'encontre de l'âme", nous dit Jim Fergus dans son merveilleux livre "Mille femmes blanches" qui nous raconte comment en 1874, à Washington, le président Grant a accepté la proposition incroyable d'un chef indien. Little Wolf lui proposa de troquer mille femmes blanches contre chevaux et bisons, chose qui fut acceptée afin de favoriser l'intégration du peuple indien : "reléguer une partie de son histoire, constitue un acte de volonté. C'est une opération chirurgicale, la pire des mutilations " et c'est bien la déchirure qu'il faut "ré accomoder" en réintégrant cette partie d'histoire qu'on a dû oublier ou mettre de côté. C'est cette partie parfois éclatée qu'il faut, à travers la résilience, reconstituer. C'est la femme résistante qui se lève alors. La reine Esther de la Bible est une figure emblématique de cette résistance. J'ai rencontré un nombre incroyable de femmes résistantes. Ici, à Toulon, j'ai interviewé Hélène Robineau qui lutte contre toutes les formes d'injustice, mais qui lutte aussi pour intégrer la part de son histoire qui n’a de cesse de vouloir lui échapper. J’ai suivi les traces d'Esther Poggio dite la Marquise, jusque sous les fenêtres de la maison qui l’a vue naître, dans le nouveau quartier des arts. J’ai lu et relu des tas d’histoires, de récits. Souvent en toile de fond il y a une histoire d’amour fracassée.
Depuis qu’il m’avait quittée, tous les monstres de ma vie me semblaient petits. En amour, pour survivre et donc gagner, pour continuer, vaincre à tout prix, il faut dormir... Avant tout vaincre les charmes de l’insomnie. Car "pendant la nuit, on rêve, et la vérité se révèle dans le rêve", proverbe indien. Rêver, c'est accepter que pendant un temps, les choses nous échappent, c'est accepter l'incohérence apparente.
L’ambiguïté des sentiments de l’être aimé, les incertitudes de son cœur en ont fait un grand scélérat. Moi, j’étais dans la panique d’une enfant mal aimée qui redoute l’abandon définitif. La manipulation consciente ou non, génère une communication faussée dès le départ, car le manipulateur veut obtenir quelque chose pour son bénéfice personnel. Mais il manipule une seule personne à long terme : lui-même. Sa lèvre méprisante celle de sa société, mère, qui lui dictait la conduite à tenir... Orphelin de père, il était tombé dans un piège dont, résistante, j’essayais de le sortir, mais duquel il m’éjecterait avant de s’y perdre. En parcourant les rues des l’anciens quartiers de la visitation et du petit Chicago, je repense encore et encore à Miquette et aux petites alliées, ces femmes brisées par un premier amour qu’elles durent, souvent trahies, oublier pour devenir esclaves mais aussi femmes de confiance de tous les hommes qui le désiraient. Qui osera leur jeter la pierre ?
Toulon est donc, comme je l'ai déjà dit, une ville de résistance et de résilience. Cassée, brisée, humiliée, sabotée, sabordée, salie, elle renaît de ses cendres et réintègre les morceaux brisés de son passé dans ses nouvelles structures, c'est du moins ainsi que j'appréhende sa dynamique. Toulon s'assume, ne s'ampute de rien. La plaque commémorative que l'on peut voir sur le mur du bar: aux cinq parties du monde, rue Anatole France, honorant la petite alliée Miquette, plaque unique au monde, en est une preuve évidente. Le quartier des "maisons de tolérance" fait à l'heure actuelle place aux galeries d'art. Ici on ne gomme pas l'histoire, on n'arrache pas à la ville des pans de son passé même si certains en ont honte. On intègre, on parle cette honte, on ne fuit pas. C’est pour ça que j’aime cette ville et c’est ici que je travaille aussi à garder, à transformer et sans doute à jeter, pour revivre.
A l'instar de Toulon qu’il m’arrive, comme nous l’avions évoqué précédemment de comparer à une femme, maintenant, je survivrai à mes blessures parce qu’elle me comprendrait.
5. Mes étapes.
a. De l’oppression à l’exil :
Pour ne pas me perdre dans le brutalisme figé de la banlieue dans un mariage aliénant, j'avais dû choisir la fuite qui me permettait de rester fidèle à la libération que j'avais ressentie grâce à un amour pourtant malheureux. L’Amour reste l’amour, il supporte et endure tout, il est plus fort que la mort.
Avais-je erré ou non? Avais-je marché dans l'erreur à travers l'exil et le désert qu'avaient représenté pour moi ces lieux dans lesquels je m'étais échappée? Ces plages landaises, en apparence lieux de liberté m'avaient attirée puis trompée, immenses prisons aux rideaux de barreaux dorés que constituaient les vagues géantes, ou bien encore les grandes forêts noires de pins angoissantes, les terrains marécageux sur lesquels on tourne en rond : Il s’agit de ne pas s'enfoncer dans cette vase... Car il faut se méfier du marais et de ses mirages. Miroir aux alouettes... Piège. Mais j'y avais eu rendez-vous avec moi-même. Sans mon amour que je pensais et imaginais cependant, produit pur de la réflexion quantique, liaison télépathique de deux particules reliées à travers deux ondes dansant sur un fil électrique dans l’espace qui nous liait, mais aussi sans père et sans repères, sans "non" de père, sans nom du père. Moi je vivais sans soutien paternel rassurant intégré en moi, lui était orphelin de père. Je m'engouffrais dans cette ville d'Hossegor qui vous dévore telle une mauvaise mère, dans cette marmite du diable, terre de souffrance juxtaposant le dangereux golfe de Gascogne redouté des marins les plus aguerris... Et dans laquelle je fus traînée dans la boue. Mais j'avais quitté le système d'oppression du Béarn que représentait mon mariage immature plus tard transplanté, déporté dans le brutalisme architectural de la banlieue parisienne. Les landes désertiques, terres sans repères et sans limites, représentant pour moi cet exil dans lequel j’ai marché, tourné et encore tourné, se situent juste à côté du Béarn dont la ville principale est Pau. J'y ai protégé et sur protégé mes enfants autant que la petite fille que je transportais dans mon ventre douloureux de ses maux: moi-même.
Pau, la ville où "sévissait" mon ancienne belle famille, donc mon mariage, symbole pour moi d'un camp d'internement, signifie le pieu, mais aussi la dispersion, la désintégration. Pau n’aura finalement pas ma peau. Pour conserver mon intégrité, je devais partir, m'échapper, sauver l'enfant immature et angoissée que l'on avait mariée en dépit des protestations de sa professeure d'anglais et des tranquillisants qu'elle prenait le jour de son mariage. A défaut de passer par la porte, j'avais dû fuir par la fenêtre... Un état de haute tension provoqué par l’Amour m'avait donné l'énergie pour faire le grand saut. C'est seulement à travers cette échappée belle que je pensais pouvoir rester fidèle à moi-même, quitte à rompre avec un entourage qui ne comprenait pas et qui me voulait à ma place, assignée à résidence dans ma prison, dans mon ghetto de banlieue à l’est de Paris, coincée dans un mariage arrangé teinté de brutalité tant à l'intérieur de mon foyer que dans mon environnement. Violence du réel et de la réalité que seules les chansons me permettaient de supporter.
Dans la Torah, les cils représentent la fenêtre : ils permettre de canaliser la vision sur le bon objectif, la bonne cible. Ma fenêtre, c'était alors une ouverture sur mes désirs… Ces désirs dont Laborit nous dit qu'ils permettent de quitter la route toute tracée des cargots en levant la toile et en mettant le navire à la cape en vent arrière quand la tension, devient insupportable. Ouverture sur mon passé, je rêvais à travers elle de Saint-Germain des prés, théâtre de mes amours. Blessée comme "l'oiseau qui continue malgré le fait qu’il se fasse embrocher, de chanter, je chantais envers et contre tout" (ref: les oiseaux se cachent pour mourir, Colleen McCollough, ed. Harper Collins, 1977). A cette époque je travaillais particulièrement cette chanson écrite par F. Loiseau, "Une fenêtre ouverte". Saint-Germain... Le jazz qui parcourt toujours les rues de ce quartier et plus particulièrement la bossa nova, représentait pour moi l'élégance culturelle, le renouveau, la nouvelle vague surgie de mon passé à travers cette fenêtre... Cette musique, à mi-chemin entre la bohème du quartier latin, le Brésil et la Californie, emplissait ma vie. Cette chanson, je la travaillais, la pensais. La fenêtre, c'était aussi la fermeture sur mon présent. La bossa devenait alors le symbole de lourdeur. La musique prenait à ce moment là des allures d’usurpatrice perverse. J’avais joué autrefois à la trompette, au sein de la fanfare des beaux-arts architecture, sur ces mêmes trottoirs du quartier latin, la chanson du film "Orphéo negro". J’en ai plutôt honte aujourd’hui. Trop facile pour ces bourgeois intellectuels de se faire leur petit périple sur la scène de théâtre du ghetto et de la misère, pour en faire une œuvre cinématographique basée sur le mythe d’Orphée et d’Eurydice qui nous relate la descente aux enfers d'Orphée pour récupérer un objet d’amour et de désir. C'est pourtant bien le trajet que j'ai suivi... Je suis descendue dans les sept cercles de l'enfer pour essayer de récupérer mon Amour. Bref, Le film fut pour le moins controversé. A juste titre à mon sens. Un orféo est aussi un individu connu pour être travailleur, déterminé mais aussi un peu trop acharné. Je vois donc un certain cynisme de la part des auteurs. Si on y ajoute le "sousperlatif" négro, il y a de quoi se sentir honteux d’avoir pu jouer cet air au milieu de fanfarons inconscients, souvent ivres non seulement d’alcool mais aussi de la condescendance propre à leur position sociale privilégiée. Mes copains, mon mari, ces petits fils à papa, juges de tout, jugeaient aussi mon nouvel amour avec un "ringard" : mais qui étaient-ils pour se permettre la critique de cet orphelin qui s´était perdu? Crise et prise de conscience... Serait-ce la raison pour laquelle je vivais ce coup d'état amoureux? Oui, c'est bien à travers une descente aux enfers que moi aussi je passerais pour récupérer un amour perdu. Cette bossa : "Une fenêtre ouverte", venait-elle quinze ans après, sur le même territoire répondre comme un écho forcément déformé au son de ma trompette? Elle me conduira quoiqu’il en soit, au sein de mon nouveau présent aliénant, dans les pages de livres traitant de l'existence de tous les orféos mais aussi de la traite des humains, puis par extension, de toutes les conditions d’aliénation, de violence, de manipulation dans l’espace et le temps : ça allait des réserves indiennes, aux champs de coton sous l'esclavagisme, aux camps anciens comme actuels... Aux emprisonnements psychiques plus pervers et plus difficiles à détecter. "Il n’y a pas que des chansons d’amour" nous dit la chanson. Je dirais que beaucoup de chansons viennent du manque d’amour, de la honte et de la souffrance que ce vide provoque. Ce manque est le pire des bourreaux et la condition même de l’émergence de la haine, de la cruauté, de l’aliénation, de la violence, de la douleur, de la souffrance individuelle comme collective. Mon Amour : un orphelin faisait maintenant vibrer tout mon être me donnant une conscience aiguë de ce que j’appellerais mon vrai "self ". Comment, par quels chemins était-il passé pour se retrouver comme esclave sexuel dans le camp de riches pervers sans foi ni loi débridant leurs plus bas instincts et leurs dessous chocs dans les lieux chics de la capitale autant qu’en province voire à l’international : qu’est-ce qui se passait vraiment au club 51 à New-York, chez le Baron ou chez Castel à Paris, dans les fêtes au château de Ferrières en Brie en Seine et Marne, région où ont été retrouvés des charniers d’enfants, dans les ballets roses de Toulouse, dans les îles privées un peu partout à travers le monde? Je voulais sortir mon orphelin de ce traquenard. Je posais des questions et je dérangeais au point de me faire menacer, empoisonner et j’en passe. Je savais ce qu’il ne fallait pas savoir… Non seulement parce que Gabriel, c’était son nom d'emprunt, faisait tout pour me faire comprendre qu’il ne pouvait pas s’en sortir, mais également parce que le journaliste à l’origine de l’affaire Dutroux et spécialiste de la traite des humains, Jean-Pierre De Staerke, m’avait affirmé que les agressions dont j’étais victime étaient issues des méthodes des trafiquants d'enfants. Il m’avait conseillé de parler autour de moi, à un entourage proche, de ne pas écrire pour ne pas attirer l’attention des médias qui ne manqueraient pas de me faire passer pour une cinglée, de bouger tout le temps mais de ne pas m’isoler, de parler partout où j’irais, de me faire connaître et apprécier. Tout cela restait dans un coin de ma tête, mais j’étais submergée par cet amour que je pensais pouvoir sauver, et ça, c´était plus fort que tout. Je ne comprendrais que plus tard les raisons de son mépris et de son indifférence apparentes. Ils ne visaient qu'à me protéger. Non, je n'étais pas atteinte du syndrome de Stockholm comme certains le prétendaient ou alors ce syndrome se traduisait dans le fait que j'accordais trop de crédit à la parole de mes adversaires, de mes bourreaux, ceux qui ne pensaient qu'à me faire passer pour folle pour me retirer la garde de mes enfants entres autres choses. Ceux là me disaient aussi érotomane prétendant que j'étais dans un délire, croyant vivre un amour partagé avec un homme qui lui, ne m'aimait pas. Je n'ai pas cédé. Je finirai par le vivre cet amour et par lui faire cracher le morceau, morceau qu'il finira par lâcher dans deux poèmes qu'il me demandera de mettre en musique. Vladimir, Victor et Caroline répondront à cette demande. La chanson est magnifiquement écrite et interprétée mais il a fallu que j'ajoute quelques phrases au texte initial pour qu'elle gagne en subtilité. Il a aimé. Le morceau s'appelle : "Une vie gâchée". Cette vie gâchée, je m'étais mise dans la tête de l'en sortir, m'engouffrant dans les traces de son parfum au travers du quartier latin. Je le suivais dans les rues de Saint-germain, théâtre de ma nouvelle vie. Je revenais sur les lieux de mes erreurs, là où j'avais cherché dans la fuite, la fête, l'alcool et les sons assourdissant des cuivres de la fanfares des beaux-arts, une route vers ce que je pensais être l'émancipation et la liberté. Au bout de la route, il y a eu un mariage arrangé, forcé par la honte de moi-même. Celui-là voulait bien de moi, il était architecte, mes parents étaient contents et on allait bien se marrer durant la cérémonie de ce "mariage vengeance" qui allait se dérouler en Bretagne, là où j'avais été tellement humiliée. Aujourd'hui, la vérité m'explosait en pleine figure et je la pleurait, la hurlait, m'accrochant aux rencontres avec celui qui certainement était déjà là depuis longtemps. Je l'avais croisé souvent c'est sûr, alors que je soufflais dans ma trompette devant le café de Flore... Je ne l'avais pas vu.
Quand je quittais Paris pour regagner mon ghetto à moi, à Noisiel, dans l'est de Paris, je regardais par ma fenêtre, les enfants de toutes les couleurs qui s'amusaient d'un rien, insouciants et agiles. Je les aimais, je leur souhaitais le meilleur. J'imaginais les petits brésiliens là-bas, de l'autre côté de l'Océan dans leurs favelas, là-bas dans le Rio... Rio dans la Torah représente les forces du mal à vaincre avant d’atteindre la terre promise. Et puis, le soir venu je voyais les blocs de béton s'illuminer. J'imaginais alors la vie dans chaque appartement voisin. Parfois, je m’évadais dans mon enfance, toutes ces petites lumières me rappelaient ma merveilleuse vie lorsque je demeurais avec mes parents sur les bords du lac Léman. J'aimais, la nuit tombée, admirer ce feu d'artifice de l'autre côté. Lausanne brillait de mille feux et avec mon frère et ma sœur nous rêvions de traverser. De la même manière, chez cette banlieue derrière mes carreaux de verre, je me projetais à New-York et je pensais qu'un jour peut-être, j'y chanterai... Je rêvais comme les "indésirables" qui avaient monté leur cabaret au camp de Gurs. J’y reviendrai plus tard, dans quelques pages. Parfois encore, quand la bossa me poursuivait, je m'évadais vers la Californie, symbole de liberté dont je rêvais comme une adolescente des années 60. En attendant que le rêve devienne réalité et que mon espoir soit mon histoire, j'avais décidé de m'intéresser à mon univers immédiat et je parcourais la banlieue à la manière d'une journaliste sociologue anthropologue psychologue, bref d'une artiste, passant d'un déjeuner africain avec mes amis béninois à un goûter malgache, réunionnais, à un dîner vietnamien, chinois, japonais... Ecoutant les uns et les autres me parler de leur culture, de leur religion, de leurs histoires et de celles de leurs parents.
J'étais sans cesse dans ce "va et vient" permanent, à Paris avec mes amis bobos, architectes, artistes, journalistes… j’avais mes entrées Chez Castel ou j'avais rencontré celui qui s'était mis dans ma peau grâce à son parfum rassurant. Gabriel, mon Gatsby : il avait provoqué l'amour dont il ne voulait plus, en apparence, mais qu’il entretenait à coups de coups de fils et de messages téléphoniques, créant un dangereux entre-deux « tu me fuis je te suis, tu me suis je m’enfuis, je veux mais je ne veux pas… ». Cette relation paradoxale, équivoque, ambiguë, visait la sidération voire la folie. Son silence assourdissant et harcelant bien entre coupé par ses coups de téléphones devenait finalement la pire des tortures et des humiliations. Je vivais un peu la même histoire que Camille Claudel et Rodin. Elle a compris. Elle ne s'en est pourtant jamais sortie. Je ne lâcherai pas. Ce que je voulais, c'était garder cette vitalité essentielle qui avait résulté de cette rencontre. Je m'y accrochais avec l'énergie du désespoir, Je devais envers et contre tous y rester fidèle. Alors je suis partie avec, et dans mon "état", véritable coup d'éclat familial, amical aussi. "On" m'a pensée folle, pas "imaginé" folle mais pensée au sens de déclarée et décrite comme folle, un peu comme le tortionnaire pense sa victime. "On" m'a souhaité le mal comme conséquence de mes décisions et le mal m'a suivie. Je l'avais bien cherché! Au début "on" a souhaité m'interner, car j'avais un problème, puis "on" a attendu tranquillement, alors que je pensais avoir enfin trouvé un coin de ciel bleu, l'occasion de pouvoir transformer par divers stratagèmes mon bonheur en enfer. Alors, il ne restait plus qu'à attendre une fois de plus, que je tombe toute seule. "on", c’était maintenant mon entourage proche qui venait prêter main forte à mes ennemis trafiquants masqués. Cette décision de divorce qui dérangeait l’ordre social établi évitait à ces mafieux de créer une situation visant à me faire interner comme ils m'en avaient menacée par téléphone - mon entourage s’en chargerait ou bien ma fuite leur serait bénéfique dans le sens où, au moins, je m’éloignerais de leur « élément », leur esclave. J’ai cependant revu souvent Gabriel dont le vrai prénom était Daniel, en cachette comme on dit, lui aussi avait ressenti ce lien indéfectible même dans l’absence : cette fois, il ne mentait pas, je le savais. Cet amour vivrait où il devrait vivre indestructible. J’ai alors continué ma marche vers la libération de celle à qui on n’enlèverait jamais ce grand amour qui s’était gravé en elle.
b. Marche vers ma terre promise :
Après l'oppression du Béarn, le désert et l'exil dans les Landes, un passage à travers une sortie victorieuse vers le Pays Basque m'avait permis de voir le bout du tunnel. J'avais pris la voie large, certes, mais la route s'était resserrée, me mettant sous la contrainte et la rigueur qui caractérise la société basque. Là, je n'avais que le choix de la discipline pour avancer, passer le bout de l'entonnoir pour reprendre le large. Les basques sont respectueux, prêts à vous aider si vous savez formuler votre demande sans fioritures. Les basques parlent et se taisent à bon escient. L'organisation est un de leurs points forts. Quand on vit avec eux, il suffit d'être prêt à apprendre. Merci à eux. On part avec un butin, une richesse incroyable quand on accepte de prendre ce qu'ils offrent, toujours avec délicatesse et sobriété. J'ai senti un jour qu'il était temps de continuer ma route.
Enfin, j’étais arrivée, poussée par une force tranquille jusqu'à Toulon, à trouver un point d'ancrage. Mouillage au port de créateurs pour vous raconter en chansons mon voyage, vous livrer mon carnet de voyages fait de lectures, de rencontres, d'entrevues, d'échanges, de paysages, de villes et de leurs résonances dans ma tête et mon coeur, mes émotions, mes réflexions. Et toujours la chanson, créée ou interprétée, venait comme marquer mon périple. Synthèse enfin ? Bout du tunnel ?
c. Reconstitution :
Je suis passée dans plein de vies, souvent celles des affligés et des indésirables, dans la vie comme dans les livres. Au Pays Basque, terre d'accueil et d'asile après l'exil des Landes, je suis retournée à Pau, dans le cadre de la la faculté pour reprendre des études en écologie humaine. Pau représentait mes limites, mon Egypte, mon Mitsraïm, mais j'avais besoin d'y retourner. Depuis le temps que je n'étais plus en contact avec le monde, il me semblait que je devais reconnecter avec une certaine réalité. Je voulais changer mon angle de vision, regarder le monde autrement, modifier mes perspectives, prendre du recul. J’ai délaissé pour un temps l'artiste qui doit trouver l'essence de ce qu'il exprime, pour adopter une posture scientifique. Je ne cherchais plus à percer, à faire mon trou, faire une percée, mais une pensée avec une autre structure. Je devais réaliser mon mémoire. Recadrer les choses. Mes mémoires disséminées, ma mémoire reconstituée, je construirai mon mémoire. Ce n’est certes pas une présentation conventionnelle, mais la marge me tient aux tripes.
J’ai décidé à travers ce récit de donner un modèle, d’offrir une méthode qui me permettra, j’en fais le pari, d’aboutir, grâce à l’émergence de l’inédit surgissant de l’inconscient sur le terrain de la conscience préparée par ce travail, à une focalisation des deux parties psychiques surprenante et satisfaisante.
Marginale, j'étais toujours en décalage, souvent seule, sauvage, aventurière, exploratrice, je me sentais parfois comme ces plastiques qui errent sur les plages rejetés par la houle... Les non dupes errent, nous dit Lacan... Les "nons" de mon père absent... Le nom de mon père manquant me tourmentait. J'avais honte et je souffrais d'une "identitite" aigüe... Comment en aurait-il été autrement? Je m'appelais Annie Pendu et j'étais née à la Tronche... Imaginez les moqueries de mes petits camarades : Annie Pendue t'as vu ta tronche ? Ma tronche me valait de m'imaginer pendant toute mon enfance me balançant au bout d'une corde... Ma tronche était donc triste et je marchais sur la pointe de pieds pour ne pas déranger, les épaules relevées et courbées. J'avais gravé un sourire perpétuel sur mon visage triste comme si je m'excusais d'être là. Il paraît que je ressemblais à la Strada, la pathétique petite blonde, personnage du film de Fellini, pauvre petite trompettiste amoureuse d’un monstre. J’en ai eu tellement honte que j'ai finalement posé ma trompette et me suis teint les cheveux en brune histoire de ne plus compter pour des prunes! Merci Lio. Pour couronner le tout, j'avais déçu ma Maman à ma naissance car elle voulait un garçon qui naîtra dix mois après moi. J'ai cependant été un peu soulagée en lisant que la fameuse BB de Saint-Tropez avait connu le même drame.
Indésirable... Le mot me collait à la peau. Tout basculera lorsqu'à l'issue de ces études en écologie humaine, nous sommes allés dans le Béarn visiter le camp d'internement de Gurs. La boucle était bouclée. Je revenais dans mon pays d'oppression, dans mon camp d'internement. On m'a raconté l'histoire des républicains espagnols, des gitans, des juifs... Mais surtout celle de ces femmes juives ou non, anti nazies venues se réfugier en France puis finalement trahies et internées. On me racontera leurs souffrances. Oui, mais face aux tempêtes et aux tourments, je les voyais ces femmes, roseaux, très délicats et robustes à la fois. J'avais un point commun avec ces filles. Moi aussi, j'avais connu l'humiliation, le rejet, la trahison et une certaine forme d'internement concentrationnaire voire de torture. Moi aussi j'étais une indésirable, moi aussi, j'avais eu mes bourreaux. Le crime psychique était presque parfait.
Certains individus sont de véritables tortionnaires moraux. Crimes sans traces dont les outils de torture sont les mots lancés judicieusement au beau milieu de votre système émotionnel. Certains même, tireurs d'élite, font un travail propre et à la manière des commandos, vous organisent incognito de véritables "coups d'état".
JE NE CREDITE PAS DU TOUT CETTE EPISODE DE VIE DES INTERNEES, QUE CELA SOIT BIEN CLAIR ET JE N’ETABLIS QU’UN PETIT POINT DE COMPARAISON ENTRE LEURS SOUFFRANCES ET LA MIENNE, CELUI DE LA HONTE PROVOQUEE PAR LES BOURREAUX, ET CELLE ENGENDREE PAR LA RELATION AVEC DES PERVERS NARCISSIQUES QUELLES QUE SOIENT LES STRATEGIES PSYCHOLOGIQUES EMPLOYEES.
Ce que je dis simplement c’est que leurs écrits surtout, ou ce qu’il en reste (puisque ces "oubliées" de Gurs ne font que si peu partie de l’histoire officielle et événementielle) m’ont aidée, servi de modèle face à cette problématique. Des années après leur mort, voilà que ces femmes, par leur force, provoquaient mon admiration et me réconciliaient avec une part de moi-même, puisque moi aussi, même dans les pires moments de ma vie, j'avais monté mon cabaret.
Je l'avais monté avec mes enfants, suivant les conseils de Jean-Pierre de Staerke : "Bouge tout le temps mais fais-toi connaître avec ta famille partout où tu vas". Mes enfants, je les entraînais avec moi dans ma fuite non sans risque, puisqu’"on" voulait me les retirer à cause de ma "folie"! Ça n’a pas toujours été facile de se faire respecter : beaucoup nous regardaient d’un œil suspicieux, d’autres comptaient sur les tensions qui ne manqueraient pas de faire éclater des conflits dans l’ambiance électrique qui caractérise une vie aussi instable mais également aussi étriquée, puisque nous étions toujours ensemble et nous vivions dans de très petits espaces. Certes, notre vie semblait étrange. Personne ne pouvait comprendre, sans connaître toute l'histoire, pourquoi nous ne faisions pas un pas l'un sans l'autre, pourquoi nous habitions toujours ensemble et pourquoi l'angoisse et la peur me prenaient aux tripes et à la tête particulièrement lorsqu'il s'agissait de la vie de mes enfants. Nous avions misé sur la musique pour nous faire connaître, établir des liens durables tout en voyageant pour nous en sortir. Mais la sortie n'était pas dans les voyages et dans les fuites, elle était à l'intérieur. La musique était bonne et apportait la joie et un intérêt commun, un projet au sein duquel tout le monde trouvait sa place. Grâce à notre énergie nous réussissions, malgré nos douleurs et nos souffrances, à gagner les cœurs de nos publics. Du coup, nous nous faisions des amis et cette entreprise familiale nous permettait de gagner un peu notre vie, à la marge toujours certes, au sein du monde du surf international avec lequel nous avons vécu une véritable histoire d’amour, oasis rafraîchissant dans le désert landais.
Aujourd’hui, en montant ce spectacle je pense à elles. Elles, les indésirables de Gurs, ces "camping girls" (nom qu'elles se donnèrent au sein du cabaret qu'elles avaient monté dans le camp de Gurs) que l'humour à défaut d'amour avait préservé face à l'adversité, je me réhabiliterai à travers elles, c’était ma manière de rendre hommage. Je pensais à travers ce que je lisais que, comme beaucoup de victimes qui doivent combattre, elles auraient sans doute préféré qu’on les considère comme fortes et héroïques face à certains minables tortionnaires, même si bien sûr, il n’est pas question de ne pas reconnaître leur douleur. Il faut continuer à dénoncer le mal, à détruire à coups d'analyses et de mots les stratégies du tortionnaire. Cependant, il me semble important aussi de hisser ceux qui le subissent si ce n’est au rang de héro, au moins à celui d'une personne digne et respectable.
d. En famille à Toulon :
A Toulon, je demeure non loin du « Clos Mayol » au Cap Brun, demeure du célèbre chanteur dont l’une des occupations durant la guerre 14 - 18 a été de s’occuper des réfugiés. J’ai appris que Félix Mayol qui lui aussi a subi railleries et humiliations de par son orientation sexuelle et ceci malgré sa discrétion à ce sujet, était le fils d'un breton qui avec sa femme Joséphine aimait venir « pousser la chansonnette » dans une troupe toulonnaise qui s'intitulait : Le spectacle en famille. Je suis d'autant plus contente de réaliser notre dernier spectacle, « en famille » ici. Dans cette ville singulière de voyage peu soumise aux codes sociaux et aux modes, et qui, je l’espère, saura pour l’avenir tirer les leçons de son passé tumultueux, et permettre quelque part et sans doute d’une autre manière, à ceux que l’on nomme « parias » de la société, de survivre. Je sais que les murs parlent et transmettent les vieux « trucs » de ceux qu’ils ont appréciés pour leur humanité. De Toulon, on part, on s’échappe, on échappe à sa pauvre condition, grâce à ceux ou à celles auxquelles on s’attendait le moins. Je le crois. Je le sens. Je l’espère. On y reviendra aussi, parce quelle gardera notre amour pour elle, comme elle conserve dans l’air autour de ses marchés les paroles des chansons de Bécault et la bonne humeur de Felix Mayol. Non je ne quitterai jamais Toulon totalement.
L'un des points d'intérêt que nous avons en commun William et moi, est le sujet concernant les camps et l'encampement y compris à travers le nomadisme. C'est également William qui me conseille d'aborder Toulon et son histoire par la lecture du livre "Les petites alliées".
William est manouche... J'ai énormément fréquenté ces personnes. Lui, écrit son livre que je vais dévorer : "Où sont les gens du voyage? Inventaire des aires d'accueil". Il me donne encore plus l'envie d'aller sur le terrain. Je visite des camps, j’y passe même des nuits, je partage des repas malgré les conditions (proximité des autoroutes, manques de sanitaires, proximité des lieux pollués), on parle, on chante, on raconte des histoires. Encore et pour longtemps j'espère... Sur les conseils de William, je sors de la ville, direction la Capte pour une rencontre avec Ramutxo, l’indien gitan constructeur de roulottes, puis après un crochet par le mémorial du camp de Saliers en Camargue, je pars au hameau des tziganes près de Grasse. Comment vit là-bas cette population que les autorités ont toujours tendance à reléguer au plus près d'une déchetterie nauséabonde lorsqu'elle désire établir un camp temporaire quelque part? J'arrive et, comme d'habitude, je sens et je vis "la fraternité" parce que je me reconnais en eux et que c'est réciproque tout simplement. J'apprends, j'écoute l'histoire et les histoires... Maintenant, les manouches sédentarisés ne partent que de temps à autres sur les routes, mais c'est viscéral, vital... Il faut qu’ils partent toujours eux aussi, comme si ces départs en eux-mêmes représentaient la condition inhérente à toute survie.
IV. De mon mémoire à mon spectacle, étapes et sources d'inspiration.
1. Grasse, le parfum, l’odeur…
Près de cette ville du parfum dont l'histoire avait commencé par une mauvaise odeur, puisque la tannerie du cuir était sa principale activité et que rien ne pue plus que le tannage du cuir, les manouches ont trouvé leur village, s'adonnant durant la saison voulue à la cueillette du jasmin cette fleur si subtile. Je me dis que tout peut commencer par une mauvaise odeur et se terminer dans le ravissement d'un parfum merveilleux. Du coup, j'ai envie de parfumer mon spectacle. Je rencontre un anthropologue extrêmement intéressé par ce projet. Chanson musique parfum. Le parfum est acte de générosité, une sorte d’offrande aussi. Je lui demande s'il était capable de me reproduire des odeurs difficiles mais soutenables, comme celle d'une prison, car j'avais entendu une ancienne détenue dire que la première odeur qu'elle a sentie en rentrant pour la première fois dans les couloirs du lieu de détention, elle ne l'oublierait jamais... Et puis je voulais aussi illustrer la chanson Strange Fruit, élue chanson du siècle en l’an 2000, qu’on s’en souvienne! Et pourquoi pas reproduire l'odeur de cramé des camps... Plus que jamais, il me semble important de rappeler jusqu’où l’homme peut s’enfoncer dans la barbarie. De plus en plus intéressé, l'anthropologue me conduit dans son laboratoire où il me fait découvrir les matériaux organiques puants mais très coûteux dont il se sert de base pour la création des parfums les plus raffinés. Je lui raconte aussi l'histoire de mon doudou de petite fille dont je suis la seule à supporter l'odeur, et l'envie que j'avais de trouver mon parfum de femme accomplie en relation avec la création d'une nouvelle chanson.
La chanson qui m'avait souvent servie de réconfort comme mon doudou, c'était... Petite Fleur. Je lui racontais aussi comment j'étais tombée aussi gravement amoureuse d'un homme dont le parfum Vétiver s'engouffrait au plus profond de mon âme. Quand j'ai appris son départ définitif, un mois après que nous nous voyions pour la dernière fois et trente ans après le début de notre histoire, j'ai couru à la parfumerie, me suis enveloppée de lui, qu’il, mon unique véritable amour, m’accompagne encore un moment, que je me souvienne du Bon jusqu'à l'écœurement. Vétiver portait en lui la vitalité de la racine d’une relation dansant sur un fil électrique et cousu de coups de fils rassurants. Puis tout fut fini. J'étais tombée amoureuse d'une odeur! Sans doute! Alors j’ai souri… Et puis c’est tout...
Pour l'instant, ce parfumeur vit à Grenade. Cette situation sanitaire horrible nous touchant dans notre essence profonde jusqu'à altérer ou supprimer notre odorat tellement lié à la mémoire, nous a éloignés. Mais je ne désespère pas de mener ce projet à son terme. Une pensée me vient à l’esprit : j'ai appris le grand départ de Gabriel ou Daniel (son véritable prénom) juste avant le début de cette pandémie dont le virus vient s’attaquer à l’odorat...
Comme Grasse, entre l'avenue Franklin Roosevelt et le boulevard de Strasbourg, Toulon possédait aussi sa propre tannerie. Tanner les peaux me fait penser à la mort. Ici aussi, on tannait les peaux et ça sentait mauvais. Reste maintenant à trouver la nouvelle fragrance elle de la vie dans et pour cette ville. Reste à chercher ici le parfum qui embaumera la chanson d'un nouveau départ, d'une nouvelle histoire qui sublimera un passé dépassé.
2. Les débuts du projet :
C'est surtout la narration de mon projet initial qui a mis la puce à l'oreille de William pour que nous nous engagions ensemble vers une nouvelle aventure dont le parcours n'était pas encore déterminé.
J'avais écrit sur les indiens, sur l'esclavagisme, sur le colonialisme, sur la guerre. Mais pas encore sur les camps. A la suite de ma visite au camp de Gurs, je proposais à mon fils Victor de m'écrire quelque chose. Un truc du style de l'histoire d'une femme obligée de partir, de fuir la menace qu’elle pressentait et qui doit laisser là-bas, à Berlin son grand amour. Victor trouve tout de suite : "I am stuck in Berlin". C'est le mec qui pense et qui dit son angoisse : "Je suis cloué à Berlin, je ne sais pas ce que tu fais ni ce que tu vas faire à Paris ". La musique est bonne, on fait un clip avec les basques auxquels, à l'époque, Franco interdisait de jouer de leur instrument, la txalaparta. On nous propose alors d'aller le présenter à New-York. J'apprends à ce moment-là, que, d’après le travail de certains linguistes, le nom Pendu, mon nom, viendrait peut-être de l’hébreu. "Pen" veut dire visage dans cette langue imprégnée, je le crois de la vie. Etant donnée mon histoire, je ne suis pas étonnée. Je suis quand-même sortie de Pau (mon Egypte) pour aller tourner et virer dans le désert des Landes pour y être enseignée (mon exil), puis en sortir pour passer d’étapes en étapes, jusqu'à, je l’espère, ma terre promise. "La femme sera sauvée en devenant mère", nous dit la Bible (1 Timothée 2 :15). L'exil et le désert servent à subir l'épreuve mais aussi à l'enseignement. Et c'est bien ce parcours que j'ai suivi.
3. De Hendaye à New York :
A New-York, devant un parterre de journalistes et de musiciens hors pairs, de producteurs et d’agents venus de tous les Etats, je chante la dure chanson Strange Fruit. J’ai du succès mais une petite blonde vient me dire que je devais laisser cette chanson à la communauté noire qui elle, semble plutôt avoir apprécié aux vues des applaudissements : "mon nom en breton veut dire visage ou tête (Pen comme en hébreu) noire (du). Cette chanson a été écrite par un juif, Mademoiselle". J’ai fini la soirée au très select et célèbre club de jazz le Birdland en compagnie des grands représentants de cette musique libre noire américaine, et des artistes, des producteurs de Broadway... Je chante à New-York, je n'ai plus honte, ni de mon nom, ni de ma vie.
Je parle librement toute la soirée et je pense à vous mesdames les internées de Gurs... Indésirables vous fûtes, mais vous n'êtes plus oubliées. J'y suis bel et bien à New-York, j'y parle de vous, j'y pense à vous plus que jamais.
4. Vies de femmes :
La situation de crise sanitaire m’a contrainte à annuler mes projets du point de vue international pourtant prometteurs, c'est donc ici à Toulon, que je viens chanter votre courage, parler de votre histoire, qui m'a donné tant de force. La force de m'intéresser à d'autres destins... Indésirables, on vous appelait aussi les femmes de Mai, comme celles, aussi courageuses, d’Argentine, et qu'on surnomme les "folles de la place de Mai " ; ces femmes, ces mères résistantes qui tournent en rond dans leur douleur en attendant de retrouver leurs disparus. Vous étiez toutes ces femmes vaillantes dans la souffrance, vous étiez aussi pour certaines, des "Miquette", troublées par vos amours mortes ou vivantes au sein de cette prison, d’autres étaient Camille, artistes angoissées par la trahison possible de celui qu’elles aimaient, et puis d’autres encore se comportaient comme des Esther, reines ou résistantes, aidant celles qui se sentaient plus mères que femmes ou qui l’étaient tout simplement, négociant dans cette atmosphère électrique.
Ici, à Toulon on appelait "petites alliées", ces femmes dont bien souvent la liberté n'était qu'apparente, leurs conditions de vie, dans ce quartier de la visitation, relevaient bien d’une forme d’esclavagisme : "il faut bien l’admettre, ce bordel, ce n’était agréable que pour les hommes. Pour les femmes, c’était un esclavage" nous dit Robert Cohen (La visitation, quartier réservé de Toulon, site Mes années 50, http://www.mes-annees-50.fr/toulon_quartier_reserve.htm) dans ses propos sur le quartier réservé raconté par ceux qui l’ont connu. Souvent les filles furent victimes d'un premier amour trompeur et, pourtant, combien ont pu compter sur leur confiance et leur fidélité. Dans ses mémoires, Vidocq raconte qu'il s'était échappé du bagne et n'osant franchir les portes de la ville, il avait rencontré sur les remparts, une fille "publique" qui lui avait manifesté sa joie de savoir un forçat évadé. Après avoir maîtrisé sa méfiance, il finit par lui avouer qu'il était lui-même ce forçat. Alors, voyant un convoi funèbre qui sortait de la ville, la prostituée lui conseille de s'y infiltrer ce qui ne provoquera pas les soupçons... Ne sous-estimons et ne surestimons personne. La Bible elle-même foisonne de ce genre d'histoires et le Christ en personne n'a-t-il pas prévenu les hypocrites que les prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux?
5. La résistance :
La situation actuelle ravive un certain passé... Comment ne pas penser cette poignée d'hommes et de femmes qu'on appelait les résistants et qui firent changer le cours des choses dans maintes situations? A Toulon, une femme fut l'image de cette résistance. Elle s'appelait Esther comme la reine de la Bible. Esther Poggio, à travers cette représentation, je vous raconte, je pense à vous toutes, passées de l'aliénation, l'enfermement, à la résilience... Par la résistance. Esther Poggio, elle, sera malheureusement fusillée.
6. Portraits de résistants d’aujourd’hui :
J'ai interviewé ici quelques personnes comme Hélène Robineau grande résistante des temps modernes mais résiliente elle aussi, comme Pierre, dont le Papa fut interné dans un camp de travail en Allemagne (aux alentours de Bochum), qui continue de chercher, de se battre, de résister, pour comprendre celui qui, revenu de l’horreur, ne s’exprimait jamais sur le sujet. Et pourtant, il me semble que ses silences en disaient bien plus long que toute parole, transmettant à son fils la mission de comprendre, de chercher. Comme il l’avait fait dans son camp, ce musicien hors pair jouait aussi dans un orchestre local d'une petite ville du nord. En camp de travail dans la Ruhr, il avait lui-même monté cette formation musicale : "Souffre mais chante" disait-il à ses camarades. Peut-être cette résilience dans l’action, dans la résistance et sous l’oppression subie par tous de la même manière, était-elle plus cohérente, plus évidente que celle que l’on cherche encore lors du retour à la dite liberté, à la vie. Le père de Pierre refusait obstinément toute réussite sociale après sa sortie de son camp de travail... Si tant est qu'il en soit jamais sorti.
J’ai rencontré Pierre lors d’une promenade en bord de mer. Son petit fils, qui dit être l’ami de son grand-père quand ce dernier affirme ne pas en avoir, n’a pas cessé de m’interpeller jusqu’à ce que j’adresse la parole à son papi. Le petit se met à chanter et je le complimente. Pierre en profite pour me dire que son père avait monté un orchestre quand il était en camp de travail en Allemagne et que le nom de cet orchestre était "souffre mais chante" : Incroyable ! Depuis mon voyage en Israël, je m’intéressais plus particulièrement aux problématiques concernant les troisièmes et quatrièmes générations suivant la "catastrophe". Aujourd´hui c’est la quatrième génération qui impose à la deuxième de me parler de ce dont la première ne parlait pas, provoquant les souffrances du silence de la honte sur les suivants. Pierre me raconte ces heures passées par son père assis devant sa fenêtre, pensée rivée sur "l’avant" et qu’il ne pouvait revivre qu’à travers son orchestre du moment présent, peuplé sans doute des fantômes de l’autre orchestre revivant dans les corps actuels, qui sait? Pierre est toujours hanté lui aussi par le silence de celui qu’aujourd’hui il cherche encore quelque part dans les livres et les reportages ce père qui semblait si solitaire, mais qui, alors qu’à son ultime départ, sera entouré d’une foule de camarades musiciens, ne mêlera jamais son fils à sa vie musicale… Pourquoi ? C’est ce "pourquoi" qui semble tarauder Pierre.
Résilience post générationnelle face à un trauma qui se perpétue et qui trouve enfin son aboutissement quand les descendants sortent de la honte transmise. Le petit fils de Pierre a t-il trouvé une solution en initiant cet interview? La seule chose que je sache c’est que Pierre m’a téléphoné et remerciée. Pour ne pas retomber dans le désastre et résister à la rupture occasionnée par ce trauma initial, il est impératif de garder une continuité entre un avant et un après. Chercher, lire, fouiller dans ce qui reste. Pierre est intarissable en ce qui concerne les lectures et la connaissance de cette horrible période qui impacta son père et sa famille. Un immense regret le taraude cependant : son père ne lui a pas appris à chanter quand il souffre. Cependant, il reste des traces de la musique de son père et cette phrase : "souffre mais chante". Nom de cet orchestre que son père avait monté dans son camp de travail dont il ne sortira jamais vraiment. Aujourd'hui, Pierre cherche, lit et lutte contre toute forme de totalitarisme et de violence.
7. Gardons la mémoire :
Particulièrement dans le contexte actuel, il est dangereux de faire table rase du passé. Pour nos enfants, gardons les photos, les parfums, les mots, les lettres, les chansons rassurants tel le doudou de notre enfance. Mais aussi ayons le courage de parler des ratés, de la douleur en témoignage. Garder dans un grenier, dans une malle, peu importe, « ça peut servir un jour » comme disait ma grand-mère. Gardons nos poupées, nos poésies... Gardons nos enfants mais aussi, notre enfant en nous... Notre esprit d'enfance. POUR NOS ENFANTS. Gardons la mémoire. Garante de l'histoire et de nos espoirs. Gardons en mémoire tout ce qui nous a fait honte aussi, mais revisitons le sentiment car de cette noirceur peut jaillir la lumière la plus éclatante. Le travail de sublimation et de transformation qu’il nous incombe de mener pour vivre, c’est aussi une manière de contrer la situation mortifère qui en s’attaquant à notre système olfactif, aux odeurs, tente de faire table rase de nos mémoires, car l’aseptisation et l’hygiénisme poussés à l’extrême, c’est aussi s’attaquer au primordial. que jamais ne recommence le totalitarisme qui vise à gommer toute singularité. Or, c'est bien ce à quoi aboutit toute idéologie hygiéniste ou scientifique poussée à son paroxysme. Sous le prétexte d'hygiène, aujourd'hui on nous impose un pass sanitaire pour voyager. Les premiers à avoir été victimes de telles mesures furent les nomades, les gitans, les manouches, à qui l'on imposa les premiers carnets anthropométriques précurseurs de la carte et du numéro d'identité ainsi que du carnet de vaccination. Je choisis donc de mettre à l'honneur la chanson d'un gitan résistant : je l'ai rencontré lors de ma visite au hameau des tziganes et il nous parle d'un temps pas si loin où aussi il était interdit de voyager. L'auteur s'appelle Lick. Lick a entre autres écrit la musique du film Le Gitan. Cet homme simple, auteur de plusieurs livres qu’il m’offre, me dit l’importance des mots dans des périodes troublées emplies de maux. Il me parle de son peuple, le premier peuple. Un peuple libre, toujours attaché à ses racines et à son histoire. Ici, dans ce quartier des arts à Toulon, je voudrais faire voyager les gens à travers leur passé, pour que les enfants oubliés de ces petites alliées, et dont je sais qu'ils parcourent encore les rues de la ville, témoins silencieux, inconnus du passé, chantent avec moi une chanson douce pour leurs mères et que vole en éclat vers le ciel, la honte qui se traduit par le fait de ne pas se sentir à sa place. Ils n'ont pas la chance de ces peuples nomades qui finalement, de par la transmission orale ont pu conserver leur identité malgré la persécution. Les enfants des petites alliées n'ont pas bougé, ne se sont pas fédérés. Souvent cachés, beaucoup n'ont pas eu accès à leur histoire. Savent-ils seulement qui ils sont? Ils sont juste là, tout le monde le sait à Toulon, hantant les rues comme des fantômes. Trouveront-ils enfin leur place au sein de ce monde froid et rationnel? Notre devoir d’artiste est de briser la glace de cette rationalité scientifique techno-biologique, de ce nouvel ordre mondial qui met tellement l'humain et les humains sur la touche, par cette flamme inattendue qui peut encore jaillir de nos cœurs. Nous vivons une époque dangereuse, le sol est glissant. Nous vivons l'époque du socialement correct et des corrections... Ce système risque de se refermer sur lui-même et de se rigidifier dans une forme mortifère si nous ne lui imposons pas la poésie revendicatrice ou non, mais porteuse de la liberté de dire à sa manière, faute de quoi, la maison, l'oïkos, ne sera qu'une prison à ciel ouvert, en pleine nature, soit détruite, soit livrée à la sauvagerie.
V. En quoi ai-je répondu à mes questions de départ en écologie humaine ?
L’idée était de revoir la façon dont j’envisageais ma spécialité, à savoir la psychologie, de sortir de ma zone de confort du point de vue de la réflexion, de restructurer ma façon de penser en fonction de ma propre évolution et de celle du monde qui m’entourait.
Faire le ménage dans mes maisons et restructurer ne signifiait évidemment pas que j’annulais un système valable par certains côtés pour en reconstruire un tout nouveau. Qu’en était-il désormais de ma spécialité : la psychologie et plus particulièrement la psychosociologie dans rapport avec l’écologie humaine? En quoi ces deux années d'études ont-elles modifié ma réflexion?
1. Ma spécialité, la psychologie, au sein de l´écologie humaine :
Dans les années 20-30, Vygotski : (1896-1934), psychologue russe, avait senti l’importance du rôle de la culture sur le développement psychique (1920-1930). Il parle de processus d’enculturation par lequel l’enfant acquiert les croyances, les valeurs, les motivations l’aidant à devenir membre d’un groupe et d’y apporter sa contribution. En quoi la chanson a-t-elle son importance dans ce processus ?
Ce développement se déroulant de la naissance à la mort, passe par des crises survenant tout au long de la vie. Afin d’atteindre un bon équilibre psycho-social, l’individu doit surmonter ces crises et ses cris. En quoi la chanson est-elle un outil adéquat pour permettre dans une actualité donnée, mais également au cours des effets secondaires des traumas y compris trans générationnels d'appréhender, d'analyser, de visiter ou revisiter notre histoire et notre mémoire?
Toutes les phases du processus de développement touchent à des dimensions comme l’autonomie, l’initiative. Quel rôle peut tenir une chanson dans l’acquisition de l’autonomie et de la prise de décision après une crise ?
Erik Homburger Erikson (1902-1994), psychanalyste, psychologue du développement, auteur de la théorie du développement psychosocial nous dit qu’à chaque stade de développement psychosocial survient une crise qui doit se résoudre par l’atteinte d’un équilibre entre des forces qui s’opposent, faute de quoi le développement du moi risque d’être compromis. Erikson a défini huit stades psychosociaux du développement en rapport avec les théories de Freud. Ces huit états, nous servirons de points de repères pour mesurer comment la chanson en tant qu’objet culturel, éducatif mais aussi thérapeutique peut s’inscrire dans ces diverses périodes. Nous nous intéresserons cependant plus spécifiquement à la deuxième crise à surmonter à savoir celle appelée : autonomie versus honte ou doute. Elle survient au moment où l’enfant se rend compte qu’il a la capacité de choisir. A cette période, le fait de trop le « contrôler » peut amener chez lui une tendance à la honte ou au doute. Etant donnée la période de régression psychologique dans laquelle nous plonge l’actualité, il m’a semblé important de déterminer le stade de cette régression. Celle-ci correspond au stade anal freudien, stade du contrôle et de la survenue et mise en place des pulsions dites sadiques. En quoi la chanson permet-elle une certaine maîtrise ou mise à distance de ces pulsions et de leur brutale expression? Cette phase correspond d’autre part à la prise de conscience des odeurs et du goût ("ne mange pas c’est caca qui pue!"). Le destin de la pulsion qui se développe à cette époque dépendra donc des mots, des voix, des intonations voire de la musicalité et des musiques qui auront accompagné cette période.
Les tendances sont différentes selon les cultures, il convient d’en tenir compte étant donnée notre actualité soumise à des flux migratoires majeurs. Ces pratiques culturelles participent donc au développement affectif, cognitif, comportemental de l’enfant autant qu’elles sont des modèles d’enseignement desquels on peut développer le concept de transmission culturelle, en s’inspirant du concept de transmission biologique. La transmission biologique concerne les traits d’une population, la transmission culturelle a trait à la transmission des comportements : parents-enfants, pairs, institutions. Si la transmission provient d’un autre groupe que celui auquel nous appartenons, nous parlerons d’acculturation. L'enculturation, nous l’avons vu concerne l’intériorisation des règles et des comportement de notre culture de base. Etant donnés les mélanges de cultures et la mixité-diversité qui en résulte, nous nous demanderons en quoi la chanson peut également être un point de contact, de communication, un lieu d’exploration, d’éducation et de confrontation entre les diverses cultures. En quoi ces confrontations nous permettent de mieux nous identifier, nous singulariser, cette singularité ancrée nous permet d’apprécier l’altérité, l’autre. Nous nous demanderons aussi en quoi, à l’instar de la pensée japonaise, l’esprit d’enfance se perpétue dans le cours de notre vie d’adulte et sous-tend toutes nos prises de décisions. Comment la chanson de par sa possibilité à toucher le système limbique mémoriel et émotionnel, peut faire resurgir, comme le parfum, la photographie ou encore la madeleine de Proust, des éléments psychiques de notre enfance et comment elle peut permettre une reconnexion parfois difficile avec le système préfrontal, celui de l’anticipation et de la réflexion.
2. Un modèle écologique du développement humain :
Urie Bronfennbrenner, psychologue-chercheur américain d’origine russe (1917-2005) a élaboré un modèle dit écologique du développement humain qu’il initie à partir des années 1970. Il est donc le psychologue de l’écologie humaine. Il s’agit d’un modèle éco systémique. Le modèle concerne la notion de représentation ; un prototype sert de base pour élaborer nos propres constructions. A la différence d’Erikson, Bronfenbrenner ne se contente par de la description d’un processus linéaire du développement, mais il propose un cadre permettant d’analyser les situations et dans lequel six niveaux de systèmes interagissent entre eux. Ces systèmes interagissent à travers des liens bidirectionnels influençant les situations dans lesquelles se trouvent évoluer les individus. L’écologie du développement accordera donc une importance toute particulière aux interactions entre les individus et leur environnement. Nous adopterons les grilles de lecture proposées par Bronfenbrenner croisées avec celles d'Erikson afin de "situer" le rôle que tient notre objet d’étude, à savoir la chanson, dans le développement humain, et plus particulièrement dans les points de crise proposés comme trame par Erikson et nous ferons passer cette trame à travers les différents systèmes du cadre promu par Bronfenbrenner. Mais nous établirons une marge juxtaposant ce cadre, dans laquelle nous noterons ce qui peut se passer quand la transmission ne se fait pas ; par exemple, l'intervention de certaines variables indépendantes peuvent compromettre le bon déroulement de la transition. Nous savons que, du coup, l’un des effets de cette non transmission tient dans le fait que les pulsions se déchaînent. Nous essaierons de voir comment il est possible, par la musique et les mots qui s’y rattachent de créer des ponts pour pallier à l’effacement de la mémoire, à l’exil de la parole. Nous savons en tant que psychanalyste que cet exil de la parole qui conduit à la forclusion de nom du père (Lacan) et de l'annulation de la métaphore poétique, nous conduit directement dans la violence, le brutalisme. De nos jours, la confrontation au réel ne se fait plus. Le réel devient virtuel ou le virtuel devient réalité. On nage en pleine confusion au sein d’un monde régi par l’ultralibéralisme économique voguant en haute mer comme une nef de fous, faute de bien dire. Les glissements de langage deviennent dangereux car les mots ne collent plus à la réalité. Plus que jamais, les mots doivent "agir". Du point de vue du développement psychologique comme de la recherche d'un état psychologique de bien-être, il s'agira de reconsidérer la place des mots, de la voix, mais aussi de l'écoute, que l'on tâchera d'éduquer. Trouver un ancrage à la parole et reconsidérer avec Spitz, psychanalyste américain (1887-1974), la voix comme premier objet de la pulsion orale, comme étant donc à la source, à la racine du développement organique, biologique et culturel, sera la point de référence en suivant la trame d’Erikson à l’intérieur du cadre proposé par Bronfennbrenner, auquel nous ajouterons le paradigme plus actuel issu de l’acculturation et de l'inter culturalité.
L’objectif est de proposer une démarche d’analyse pour l’élaboration d’un diagnostic individuel et collectif visant à la prescription d’un modèle permettant d’intervenir au sein du processus de résilience suite au trauma éventuel résultant d’une situation de crise. Rappelons que nous nous focaliserons plus particulièrement sur la deuxième crise à surmonter selon Erikson et qui concerne l'autonomie versus honte ou doute. La crise sanitaire actuelle met en évidence l'importance de notre système olfactif. Ce dernier a effectivement été touché par le virus. La prise de conscience du goût et de l'odorat se situe plus particulièrement au moment de cette seconde crise. C'est aussi durant cette période que nous risquons le plus un déchaînement pulsionnel puisqu'est mise en jeu la capacité de choisir de donner ou non et de contrôle. Nous savons que l'utilisation de la parole préparée par l'étape antérieure est primordiale pour ce qui est de la maîtrise. La parole structurée permet l'élaboration et l'intégration de la pulsion au système psychique. Il y a un lien entre la constitution de cette instance psychique qu'est la mémoire, l'olfaction, le goût, et la maîtrise pulsionnelle, faute de quoi, le chaos supplantera la pensée et la mémoire sera altérée. La question de la préservation de la mémoire est ici soulevée.
En quoi la chanson populaire et la transmission orale sont-elles d'une importance capitale pour la préservation de cette mémoire détentrice de l'histoire mais aussi de la notion d'espoir?
3. La chanson est-elle un outil d’analyse dans le processus de résilience?
a. Abduction, induction, déduction :
Ayant utilisé l’analyse d’une partie de ma vie, et un récit de celle-ci comme esquisse précédant l’élaboration et la proposition d’un modèle, la première chose dont j’ai eu à faire preuve a été la patience. Il s’agit, dans un premier temps, de démêler un écheveau pour tirer un fil conducteur, puis de mettre en relation divers éléments, psychiques, organiques, sociaux et environnementaux qui finalement se conjuguent pour emprunter un chemin, trouver du et un sens. Cette démarche exigeait un raisonnement relevant de l’induction qui vise à tirer des conclusions ou des lois par généralisation des observations à partir d’un cas singulier, mais également de l’abduction, qui contient la notion d’emmener. Il s’agit d’inférer des causes probables à un fait observé et de l’affirmer à titre d’hypothèse : la chanson est-elle un outil d’analyse dans le processus de résilience? Ce mode de raisonnement permet d’aboutir à des connaissances nouvelles et implique le processus de découverte par la sérendipité, voire la terrible procrastination, ce qui explique le temps que m’a pris ce travail. Je n’ai établi aucun protocole expérimental si ce n’est celui de la vie, des voyages quels qu’ils soient avec leurs aléas. C’est ainsi que, dès la fin de mon cursus en écologie humaine, après une visite de fin d’année au camp de Gurs faisant suite à une visite dans au château de Laas, royaume béarnais dont le maire est réputé pour les concerts qu’il permet d’organiser, je n’ai cessé de rencontrer des personnes qui avaient subi des humiliations, elles-mêmes, leurs parents ou leurs grand parents, ou bien encore des gens qui appartenaient à des populations humiliées depuis des décennies, mais pour lesquelles la chanson et la musique avaient eu une importance capitale. J’ai alors décidé de les interviewer de manière non directive. Les relations que je nouais avec ces personnes par ailleurs, me permettaient de réfléchir sur l’interprétation que j’avais de ma propre existence, d’approfondir et de rebondir par la création de musiques et de chansons. En ce qui me concerne, j'ai rencontré, un jour, par hasard une chanson de Vaya con Dios dénommée "Pauvre diable". Ce texte me tournait en dérision autant qu'il dénonçait celui qui même ne le voulant pas, m'avait fait souffrir. Incroyable, ce premier mot de la chanson agit encore puissamment sur mon âme. Oui, comment avais-je pu me retrouver dans une telle situation? C'était vraiment incroyable. Du coup, tout le reste du texte devient évident. Cette chanson me soigne, elle me confronte dans la douceur à une réalité que la musique me permet d'exprimer sans honte. La réalisation, à savoir la concrétisation en une représentation à travers un spectacle et une exposition, faisant suite à ce premier élan créatif, relève d’un travail commun avec ceux qui ont partagé ces périodes de crises, et souvent même ma honte, comme mes voyages, à savoir mes enfants. Ce travail sert de support commun pour que chacun puisse exprimer, voir et revoir ces événements de vie à l’aide de sa propre grille de lecture. L’objectif final vise comme je l’ai dit à établir, à travers l’outil « chanson », un modèle non seulement d’analyse servant au diagnostic mais aussi de thérapie réalisable en cabinet comme en thérapie de groupe mais aussi dans le cadre psycho sociologique plus vaste. L’utilisation de la chanson en tant qu’instrument permet de résoudre une problématique concernant le concept de la résilience et de la reprise d’un développement harmonieux passant indubitablement par l’acceptation d’un certain degré de frustration et la maîtrise pulsionnelle. Un outil tel le couteau, par exemple, peut servir au bien comme au mal, ainsi bien-sûr en va-t-il de la chanson non analysée et de l’idolâtrie qui en résulte. Faut-il rappeler les effets délétères de certains concerts et de l’adoration vis à vis de certains artistes ? Il est donc important de fournir une grille d’analyse psychosociologique de cet objet culturel comme le proposent nombre d’universités américaines depuis bien longtemps. L’idéal, en conclusion, serait d’adopter un raisonnement déductif, à travers lequel on conclut, après confrontation avec la réalité, de la validité de l'épreuve.
La déduction tire des conséquences et construit des relations actualisées. Cette médiation, en mettant en relation, construit du sens et favorise par là même l’établissement d’un modèle. La déduction permettra de généraliser un processus. Elle permettra de traduire la pensée de manière réfléchie et structurante en ce sens qu’elle introduira des "habitudes interprétatives" qui évolueront en dispositions mentales.
La chose que, par abduction, nous pensions se comporter probablement d’une certaine manière, se comportera effectivement, dans les faits, d’une certaine manière ; ce sera la période de l’induction. Puis elle se comportera définitivement d’une certaine manière, ce sera la déduction qui nous permettra de l’affirmer. Le stade de l’induction a impliqué la mise à l’épreuve des conséquences tirées d’hypothèses par la réaction, la mise à l’épreuve de l’existence de la rencontre avec le concret et la singularité qui permettra l’actualisation d’une recherche.
L’abduction aura produit des idées et des concepts à expliquer. L’induction aura participé à la construction de l’hypothèse en lui donnant consistance, la prédiction formulera une explication prédictive à partir de cette dernière construction.
Je cherchais par la méthode abductive qui relève de l’herméneutique, une interprétation immédiate et sensible du phénomène qui m’intéresse. Je cherchais à élaborer un modèle établi à partir de l’utilisation de l’outil chanson, sur lequel m’appuyer dans la traversée du processus de résilience en rapport avec la problématique de la honte, cette dernière se traduisant souvent dans la clinique qu’on ne se sente jamais à sa place. A travers un récit de vie, j’analyse en osant dire ce qu’en général, les "honteux" n’osent pas dire et qui pourtant leur permettrait de trouver "leur" place dans la vie à tous les niveaux. La méthode inductive s’exprimera à travers la mise en place d’un spectacle conférence exposition itinérant, et changeant selon les écosystèmes dans lesquels il sera proposé, et permettra de matérialiser le lien entre les observations empiriques (récit de vie, interviews) et la formulation d’hypothèses. A partir de la pensée structurante déductive une fois la mise à l’épreuve traversée, il sera possible d’établir un modèle servant de base à de nouvelles dispositions mentales pour aborder la problématique de la honte au sein du processus de résilience à travers des répertoires personnalisés de chansons.
Pour résumer, nous dirons avec Nicolas Chevassus-au-Louis que je cite de l'ouvrage Théories du complot, aux éditions FNST, paru en 2014 (ISBN 978-2_7540-5745-51) : "La déduction, qui repose sur des causes et des effets certains, aboutit à des énoncés certains. L’induction propose des causes certaines à des effets probables et aboutit à des énoncés probables, l’abduction qui recherche des causes probables à des effets certains, aboutit à des énoncés plausibles". La déduction certaine décrit des "objets idéaux". L’induction infère des phénomènes semblables qui stimulent des choix. L’abduction infère des phénomènes différents qui stimulent des choix et des hypothèses. Sa logique est celle des idées nouvelles, compte tenu de la flexibilité et de la souplesse d'un concept par rapport à ses présupposés. Par la création et l’inédit, il s’agit de résoudre un problème non habituel et surprenant comme un trauma. L’induction conduira de la marge vers un monde structuré en partant de l’exploration, l’expérientiel, via la règle selon une logique. Elle met à l’épreuve ce qui lui est soumis. L’abduction elle, part de la règle, vers le cas et peut faillir de par sa grande capacité à accueillir de nouvelles hypothèses. Elle repose sur l’intelligence permettant de progresser dans la connaissance alors que l’induction donnera sa valeur scientifique à la pratique, à l’expérience grâce à la mise à l’épreuve avec la réalité. Cette dernière permettra alors la mise au point d’un modèle ou encore d’un idéal c’est-à-dire d’un objet de construction théorico-pratique. Une fois donc le processus de recherche modélisé, il laissera place à l’intuition et à l’imagination.
b. La sérendipité :
Qu’est-ce que la sérendipité ? Il s’agit de la capacité à saisir l’utilité scientifique d’une découverte inattendue. Les artistes et les psychanalystes mais aussi les journalistes d’investigation sont des gens qui fonctionnent particulièrement grâce à cette capacité. L’inconscient par essence est surprise, hasard, et il s’agit d’être apte à discerner ses manifestations pour les inclure dans le processus artistique non seulement de création mais également d’interprétation en ce qui concerne le travail d’acteur et de chanteur. On appelle cela "se servir des accidents de parcours". Les psychanalystes travaillent sur le surgissement de l’absurde qu’il faut savoir décoder ou utiliser, pour l’inclure dans une démarche interprétative à priori non scientifique, mais que le psychanalyste a pourtant appréhendée comme telle. Aujourd’hui, l’imagerie cérébrale confirme bien souvent les hypothèses psychanalytiques. L’investigation porte une attention particulière à des détails qui passent en général pour anodins et sans valeur avérée. J’ai pratiqué ces trois professions. Grâce à une connaissance, mais aussi une formation mentale spécifique, il s’agit d’être capable de saisir et d’exploiter un élément qui semble anodin mais aussi une situation apparemment non favorable. Découvrir et inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. Souvent à partir d’un plan déterminé, nous exploitons une variable indépendante ou nous tirons profit de circonstances imprévues, combinant le hasard et la sagacité. C.S Peirce décrit la sérendipité comme une capacité à émettre des hypothèses à partir d’un fait nouveau, comme un « éclair intuitif » qui se trouvera dans le contexte empirique dans lequel le fait se déroule. Le raisonnement abductif qui s’y rapporte est du même ordre que celui qui intervient dans le diagnostic médical mais qui se retrouve aussi dans l’enquête policière. La sérendipité se trouve donc à la frontière des arts et de la science. Les temps vacants étant importants et propices à faire surgir la sérendipité, il n’est pas étonnant de voir nombre d’artistes et de chercheurs que l’on a souvent qualifiés péjorativement de rêveurs, s’adonner à la procrastination. La procrastination concerne ces moments où l’on ne fait rien, on remet à plus tard, on attend un peu que ça se passe… Où l’on sent qu’à un moment nous serons au bon endroit au bon moment pour trouver ce que l’on ne cherchait pas, par un moyen imprévu, mais qui ouvrira le champ vers quelque chose de plus intéressant que notre recherche de départ pourtant nécessaire à ce surgissement. C’est à ce moment là qu’il faut être capable de renoncer à ses présupposés et de sortir de sa zone de confort. Cet état d’esprit donc consiste à ajourner et temporiser mais doit néanmoins être dans la maîtrise et l’intégration. Ne "rien faire" est alors une attitude, une posture face à une tâche problématique. J’ai pratiqué la procrastination, ce qui explique le temps que m'a pris ce travail. Il faut savoir par ailleurs, que la procrastination a souvent à voir avec l’anxiété, l’estime de soi et la honte. Il est cependant intéressant de vivre cet état au lieu d’entrer dans la rage de guérir ou la rage d’agir que fustigeait Freud. Beaucoup d’artistes procrastinent dans un cadre structurel rassurant, permettant d’intégrer des éléments psychologiques venant de l’ennui, de l’émotion, voire de l’apathie, pour en "faire quelque chose" avec enthousiasme à la clef, mais différé.
"Le développement de l’intelligence doit faire appel à l’ars cogitandis" nous dit Edgar Morin, "lequel inclut le bon usage de la logique, de la déduction, de l’induction, l’art de l’argumentation et de la discussion. Il comporte aussi cette intelligence que les grecs nommaient métis, ensemble d’attitudes mentales qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité. Enfin, il faudrait partir de Voltaire et plus tard de Conan Dayle et plus tard examiner l’art du paléontologue ou du préhistorien pour initier à la sérendipité qui est l’art de transformer les détails apparemment insignifiants en indices permettant de reconstituer leur histoire". Extrait de La tête bien faite : penser la réforme, réformer la pensée, d'Edgar Morin.
Principaux ingrédients favorisant la sérendipité :
- • l’existence d’une niche institutionnelle petite et habitable. Celle-ci m’a été fournie par le port des créateurs à Toulon.
- • La mobilité, le nomadisme et la mobilité des idées. Tout mon parcours fut nomadisme, mais à Toulon des rencontres très diversifiées ont particulièrement permis cette mobilité des idées, importante dans le processus de création. De plus les « tournées » d’été avec le groupe "Offshorespirit" formation montée avec mes enfants dans les années 2000, qui a continué de fonctionner malgré la crise "sanitaire" ont bien sûr favorisé ce nomadisme, dans des conditions parfois difficiles. Ces conditions ont favorisé la mise en place du partage. Il y a d’abord le partage des savoirs entre mes enfants et moi. Chaque individu étant singulier, il s’agit de trouver des terrains d’entente et des lignes de force chez chacun pour non seulement améliorer l’efficacité du travail, mais surtout pour que chacun exprime et communique ce qu’il a de particulier et de la manière qui lui convient le mieux, à l’intérieur de ce cadre. De plus, les tournées nous permettent de rencontrer d’autres artistes et d’échanger. Enfin, nous essayons de communiquer le plus possible avec un public que dès que possible nous faisons participer à notre performance, créant un esprit de famille. Il n’est pas rare que des gens nous racontent leurs vies après le spectacle. En tant qu’artiste, je travaille plus que jamais la psychologie clinique, la psycho-sociologie, voire le journalisme. La relation de confiance qui s’établit grâce au spectacle et aux chansons interprétées amène très rapidement les gens sur le terrain de la confidence.
c. Comment et pourquoi conceptualiser cette expérience de vie?
Il s’agit de suivre à l’intérieur de ce cadre qu'est mon expérience de vie, un fil rouge me permettant d’analyser en quoi la chanson peut s’inscrire dans le développement psychique mais aussi physique et socio-culturel d’un individu, particulièrement en tant qu’objet transitionnel en situation de crise ponctuant irrémédiablement le développement "linéaire" mais à l’intérieur d’un système ou de systèmes complexes.
L’intérêt d’une telle réflexion est que nous sommes précisément plus que jamais dans l’une de ces phases de transition et qu’il s’agit de trouver non pas une mais des solutions de résistance et de résilience.
d. A qui s’adresse ce travail?
A toute personne impliquée dans la parole et qui cherche un support pour démêler l’écheveau de sa vie, il s’agit d’une méthode de réflexion à partir d’un objet psychique mettant en jeu l’émotion et la mémoire. Je m’adresse aussi aux artistes ayant envie de changer leur mode de fonctionnement, aux psychologues intéressés par un nouvel outil de travail, aux historiens et psycho-sociologues qui revisiteraient l’histoire à travers ce qu’en disaient les chansons, aux médecins et scientifiques qui étudient l’impact des ondes et du chant sur la santé, cette liste n’étant pas exhaustive, on peut aussi imaginer la création de lieux de " paroles " dans lesquels des personnes pourraient venir travailler y compris dans l’inter culturalité sur ce modèle. Notre problématique se situant autour de la honte, nous nous intéresserons plus particulièrement aux personnes considérant dans leur vie ce sentiment en tant que problème à résoudre.
e. En quoi ma problématique s'intègre-t-elle à une problématique globale actuelle?
. La chanson en tant que tranquillisant culturel
. La chanson face à la peur
. La chanson face à l’agression
. La chanson face à l’injustice
. La chanson dans la lutte et l’engagement
. La chanson dans l’intégration psychique et sociale du traumatisme
. La chanson étalon permet de mieux appréhender la réalité du point de vue du ressenti du peuple et non de la "compréhension" de l’événement.
. La chanson fait lien, elle constitue une sorte de tissu conjonctif à l’intérieur du corps social
. La chanson peut-être prophétique, elle annonce une certaine tournure des événements.
La chanson est donc un objet culturel à part entière. L’importance de la culture dans le développement, nous l’avons déjà dit, est souligné dans la description du phénomène d’enculturation. La culture est par essence un médiateur où les facteurs biologiques et environnementaux sont exprimés dans le développement humain. Nous contribuons aussi à notre propre développement en influençant les personnes qui nous entourent.
La chanson est cet objet culturel qui nous permet dès l’enfance d’influencer notre environnement. En situation de crise, d’humiliation et de honte, nous prétendons qu’elle peut nous permettre de traverser l’épreuve de manière plus fluide, mais aussi de " changer " la configuration de cette situation en permettant de "prendre le dessus". Façonnée par l’environnement, la chanson façonne à son tour l’environnement. Elle véhicule les idées d’une génération, fait le lien avec les générations précédentes et influe sur le développement culturel voire biologique. Cet objet est donc à prendre en compte dans le développement humain et peut également avoir une fonction thérapeutique dans les moments où ce développement harmonieux est compromis.
4. Présentation du modèle qui nous servira de cadre d’analyse :
Il s’agira d’analyser selon le modèle proposé par Bronfennbrenner, une situation individuelle ou collective, où six niveaux de systèmes interagissent entre eux selon un contexte donné, influençant une organisation :
. L’ontosystème a trait aux caractéristiques de base d’un individu : l’état, les compétences, les habiletés, les déficiences.
. Le micro système concerne le milieu immédiat de l’individu. Il s’agit de la famille, de l’école pour les enfants, des pairs. Il se définit à travers les rôles occupés, les activités réalisées et les interactions qui en résultent.
. Le mésosystème est un système composé de différents micros systèmes et de leurs liens. Il constitue un système de connexions entre les environnements immédiats des micros systèmes.
. L’exosystème s’intéresse aux paramètres de l’environnement externe qui influencent le développement humain de manière indirecte (par exemple, le contexte de travail des parents qui peut indirectement exercer une pression sur la famille et par transition influencer les rapports entre celle-ci et l’école).
. Le macro système est le système le plus large, c’est le contexte culturel qui influence tous les autres systèmes dans leur ensemble à travers des particularités idéologiques ou autres à partir de la société dans laquelle s’inscrit le phénomène à l’étude.
. Le chronosystème se réfère aux transitions écologiques tant du point de vue de l’environnement que du point de vue des rôles occupés par les individus.
Chaque système contient des normes et des règles, des rôles qui peuvent orienter le développement des individus. Il est clair que la chanson s’inscrit quelque part à l’intérieur de chacun d'eux, mais elle fait également un lien entre eux, elle les traverse. Elle constitue donc un bon outil pour travailler avec un individu sur chacun de ces systèmes.
Le fil que nous suivrons et qui traversera les systèmes décrits par Bronfennbrenner sera celui concernant les huit stades du développement psychosocial d’Erikson, ces huit stades permettant un développement psychologique sain depuis la petite enfance jusqu’à la vieillesse. A chaque stade, la personne est confrontée à de nouveaux défis à surmonter et à maîtriser. Les étapes du développement psychosocial d’Erikson répondent à une théorie psychanalytique intégrale. Chaque étape se caractérise par une crise opposant deux forces en conflit. Erikson s’intéresse à l’impact qu’ont les interactions et les relations sociales sur le développement et la croissance des individus, Freud s’intéresse quant à lui aux stades régis par le développement dit "sexuel" interne. Les conflits à chaque étape représentent comme un point de stimulation permettant de passer à la prochaine étape. Ces conflits peuvent être centrés sur le développement d’une faculté psychologique. Si certaines personnes surmontent les conflits à chaque étape elle augmentent leur potentiel de croissance personnelle et leur force vitale psychologique. Au contraire, si elles ne parviennent pas à affronter les conflits, elles compromettent le développement des compétences essentielles nécessaires pour faire face aux étapes suivantes. Il s’agira pour Erikson de devenir compétent dans un domaine spécifique de la vie à cause de l’esprit de compétition et de combat que demande ne serait-ce que la survie. Le but est de TRAVERSER l’étape ou l’épreuve qui s’y rattache et d’EN SORTIR avec maîtrise plus que fuir ou partir.
Description des étapes :
- 1. Confiance vers méfiance (0 à 18 mois).
La confiance est liée à l’attachement. Comment l’enfant s’attend-il à ce que les autres satisfassent ses besoins. Cette période correspond au stade oral de Freud et à la zone de la bouche. Pour notre part, nous nous rapprocherons de la théorie de Spitz établissant que le premier objet de pulsion n’est pas le sein maternel mais la voix, cette théorie ayant été largement nourrie par les expériences cliniques démontrant qu’un enfant nourri sans interactions avec la voix maternelle allait moins bien qu’un enfant nourri par la parole et la voix et que l’enfant "boit les paroles autant que le lait". Si les parents exposent l’enfant à une relation d’affection, il est probable que l’enfant adoptera cette posture dans sa relation au monde extérieur dont il n’attendra rien dans le cas contraire. La méfiance peut donner naissance à la frustration et au doute ainsi qu’à l’indifférence vis à vis de l’environnement.
- 2. L’étape 2 nous concerne particulièrement ; c’est l’étape de l’autonomie vers la honte et le doute (18mois. Trois ans), qui correspond au stade anal freudien.
C’est l’âge où les enfants acquièrent un niveau de contrôle sur leur corps et donc un certain degré d’autonomie. C’est selon Freud l’âge où ils peuvent décider d’offrir ou non leurs scelles comme un cadeau ou au contraire de les garder. Cette période est liée au développement de l’habileté et de la possibilité d’exécuter différentes tâches. Les enfants qui passent cette étape ont généralement une forte estime d’eux-mêmes. C’est le moment ou on les laisse prendre ou non des décisions. Les autres auront toujours l’impression de se déplacer sur un sol instable. Erikson ne fustige néanmoins pas la frustration due au fait qu’on ne laisse pas l’enfant prendre toutes ses décisions, mais il est persuadé qu’un équilibre entre l’autonomie, la honte et le doute est nécessaire au développement de la volonté. Les enfants peuvent alors agir dans la motivation avec une intention en réfléchissant, de manière raisonnée et avec des limites.
- 3. Une fois l’étape 2 passée, l’étape 3 concerne l’initiative vers la culpabilité (3-5ans).
C’est l’époque du jeu et du contrôle sur le monde, période oedipienne chez Freud. Lorsque l’on atteint un équilibre individuel, la volonté de travailler avec les autres apparaît. Les objectifs se dessinent. Les enfants qui passent bien cette étape sont en général des leaders. Les autres conservent longtemps un sentiment de culpabilité, de doutes et un manque d’initiatives. Il faut un équilibre, la culpabilité permettant de reconnaître ses erreurs, mais une trop grande culpabilité alimente la peur.
- 4. L’ardeur au travail vers l’infériorité (5-13ans).
Les enfants commencent à réaliser des tâches plus complexes. Période de latence chez Freud. Le cerveau atteint un degré de maturité très élevé. Ils commencent à gérer les abstractions. Ils se différencient de leurs camarades, reconnaissent les habiletés de chacun. C’est l’époque du challenge où l’on attend une certaine reconnaissance. Les enfants commencent à prendre confiance en eux-mêmes par rapport à la tâche. Ils mesurent ainsi leur degré de préparation à un défi. Si les enfants ne sont pas capables d’agir comme ils le souhaitent, un sentiment d’infériorité apparaît. Il faut recevoir de l’aide pour gérer émotionnellement l’échec sinon l’enfant laissera de côté les tâches difficiles par peur de revivre la situation. L’effort doit donc être autant considéré que le résultat.
- 5. Identité et diffusion de l’identité (13-21 ans).
Correspond au développement et à l'accomplissement de la période prégénitale puis génitale chez Freud. Les enfants découvrent leur identité sexuelle et conçoivent l’image de la personne future à laquelle ils veulent ressembler. Ils cherchent leur but et leur rôle dans la société pour solidifier une identité. On laisse les activités infantiles et on acquiert le discernement. Il s’agit de trouver ou non un compromis entre ce que nous attendons de nous et ce que l’environnement attend. C’est le moment où se créent les bases solides de la vie d’adulte.
- 6. Intimité vers isolement (21-40 ans).
La confusion entre identité et rôle prend fin. Si les jeunes adultes répondent aux besoins et aux désirs de l’entourage en vue de l’intégration sociale, au cours de cette étape, on commence à tracer des lignes rouges déterminées de manière autonome : quels sont les aspects prêts à être sacrifiés pour satisfaire quelqu’un? Cela rend capable de réaction et d’initiative. Il est possible de faire ou non des compromis requis par des relations. Si la capacité à établir des relations intimes est compromise, on peut glisser vers l’isolement non désiré qui donnera naissance à des sentiments d’obscurité et d’angoisse, avec sentiment d’insécurité et d’infériorité menant vers l’autodestruction de la personne "pas assez bien pour les autres".
- 7. Générativité vers stagnation (40-65 ans).
Nous continuons de construire nos vies à l’âge adulte autour de notre carrière et de notre famille. La générativité concerne le fait de prendre soin des autres au delà de notre cercle direct de connaissances. La vision s’étend, on atteint une image plus ample englobant la société et son héritage. Notre vie ne se résume plus à notre propre personne. Nos actions devront se convertir en héritage de part leur contribution à la société. Lorsque quelqu’un atteint cet objectif, il y aura la sensation de réussite à la clef. Si au contraire, il sent qu’il n’a pas contribué au panorama général, il pensera qu’il n’a rien fait de significatif. La générativité n’est pas indispensable pour vivre mais elle l’est au sentiment de succès.
- 8. Intégrité de l’égo vers le désespoir (65ans et plus).
Le vieillissement est une accumulation de pertes qui requiert des compensations. Etant donné le stade de la vie, on peut sombrer dans la nostalgie vaine et le désespoir ou au contraire, penser que les empreintes laissées et partagées ont valu la peine qui les a tracées, et l'on pourra emplir ces empreintes de poudre d'or qui donnera un prix à cette vie passée. Ces perspectives marqueront ce que la personne attend du présent mais aussi du passé comme du futur. Les personnes aptes à développer une vision intégrale de leur vie n’auront aucune difficulté à se réconcilier avec des personnes ayant fait partie de leur passé ou certains événements. Elles affirmeront la valeur de leur existence, pas uniquement pour elles mais aussi pour les autres.
Le débat concernant cette modélisation concerne surtout le fait de savoir si ces différentes étapes se situent de manière aussi séquentielle aux périodes et aux âges déterminés par Erikson, étant donné le manque de capacités à une époque donnée pour résoudre le conflit concerné. Nous pensons que, tant par des méthodes psychanalytiques que d’autres thérapies, il est possible de faire revivre ces époques qui se chevauchent et s’entremêlent, de les retravailler et d’obtenir le succès qu’elles promettaient, en réutilisant les lignes de force qui leur sont propres. Le modèle que nous proposons à travers le travail autour de la chanson peut en ce sens être un outil adéquat.
V. Conclusion :
A suivre...
Ref. internet : youtube.com, UT (Austin 2014) - Discours aux diplômés Amiral William H. McRaven (VO sous titré français), https://www.youtube.com/watch?v=F66N00Erd-s
Notes.
La violence sans traces apparentes et perverse de l’actualité nous a propulsés dans un état régressif qui nous a reconnectés avec l’enfant apeuré en nous et a remis en perspective les mécanismes de défense que nous avons utilisés pour intégrer tant bien que mal notre vie dite d’adulte.
Certains ont chanté aux balcons, dans des groupes de réseaux sociaux devant leur téléphone... Pourquoi? Quel rôle la chanson tient-elle dans les temps de crise et de transition ? Qu’en est-il de la responsabilité de l’artiste dans ces périodes ?
Les zoos humains. La pire des humiliations
Les zoos humains ou expositions ethnologiques sont un phénomène qui a prévalu jusqu’à la seconde guerre mondiale, que le temps des camps a masqué. Certains disaient qu’il s’agissait de villages indigènes. Ce sont bien aussi la triste conséquence de la basse attitude des colonisateurs imbus de pouvoir et d’humiliation. Dès l’Antiquité, les empires égyptiens et grecs avaient aussi « leurs sauvages ». Ces tortionnaires vont-ils réapparaître à la lumière ?
« Quant à moi, ce furent les camps de concentration qui me conduisirent à chercher de la manière la plus immédiate et la plus personnelle quelle genre d’expérience pouvait déshumaniser : j’avais fait l’expérience, sans savoir si elle finirait un jour, d’être à la merci de forces sur lesquelles je ne pouvais avoir aucune influence. C’était l’expérience de vivre isolé de sa famille, de ses amis, d’être sévèrement restreint dans l’échange des informations. En même temps, je me sentais soumis à une manipulation quasi totale par un environnement qui semblait tout faire pour détruire mon existence indépendante sinon ma vie » Bettelheim.